Vers une éducation au-delà de la croissance verte : initiation régénérative à la responsabilité intergénérationnelle


Les discussions autour du développement durable et de la croissance verte, bien qu'empreintes de bonnes intentions, sont de plus en plus contestées par des chercheurs en éducation à la durabilité. Dans leur article, Education Beyond Green Growth: Regenerative Inquiry for Intergenerational Responsibility, Sharon Stein et ses collègues nous invitent à questionner cette vision d'un avenir durable fondé sur des principes de croissance économique. L’équipe propose un modèle éducatif fondé sur une approche régénérative, visant à préparer les jeunes et les enseignants à naviguer dans la complexité et l'incertitude environnementales actuelles, tout en cultivant un sens profond de responsabilité envers les générations futures. Voici un aperçu approfondi de leurs arguments et de leur méthodologie.

Introduction : Les limites de l’éducation pour le développement durable

L'éducation pour le développement durable (EDD) s'est établie dans de nombreux pays comme un pilier de la sensibilisation à l'environnement. Elle vise à encourager les générations futures à adopter des comportements respectueux de la planète. Cependant, Stein et al. posent une question fondamentale : le cadre de l'EDD, tel qu'il est actuellement déployé, ne cherche-t-il pas à perpétuer notre modèle de société, centré sur la croissance économique continue, plutôt qu’à le transformer véritablement ? Les auteurs soulignent que le concept de croissance verte, souvent promu par l’EDD, repose sur l'idée que l'on peut découpler l'activité économique des impacts écologiques grâce à l'innovation technologique. Ce postulat, toutefois, est de plus en plus remis en cause, tant par des chercheurs que par des militants écologistes.

De nombreux acteurs de l’EDD sont incités à promouvoir des solutions qui rassurent : l’espoir que la technologie et l'innovation nous permettront de continuer à croître tout en résolvant les crises écologiques. Or, cette approche tend à marginaliser, voire à invisibiliser, des alternatives éducatives plus radicales qui questionnent la croissance économique elle-même. Les auteurs soulignent aussi que cette perspective contribue à alimenter une "vision tunnel du carbone", c'est-à-dire une focalisation excessive sur la réduction des émissions de CO₂, au détriment d’une prise en compte plus globale des relations écologiques et sociales.

La quête régénérative, une nouvelle voie pour l'éducation environnementale

1. Comprendre les promesses et les limites de l'EDD

Selon Stein et ses collègues, l'EDD, en sa forme dominante, est en partie fondée sur un récit de progrès inspiré par la modernité occidentale, qui valorise l'accumulation économique et la maîtrise technique de la nature. Ce récit, qui prend sa source dans les systèmes coloniaux, tend à naturaliser l'idée que la prospérité humaine dépend d'une exploitation continue des ressources de la planète. Ce modèle de pensée amène à un paradoxe : comment prôner une croissance infinie sur une planète aux ressources finies ? À cette question, le concept de durabilité apporte peu de réponses convaincantes, car il cherche à maintenir les structures actuelles en leur ajoutant une couche de "vert".

Pour illustrer cette idée, les auteurs font appel aux perspectives indigènes et décoloniales qui remettent en cause l'anthropocentrisme (la vision de l'Homme comme séparé et supérieur au reste de la nature) et l'ethnocentrisme (l'idée que la modernité occidentale est l'unique voie de progrès). Ils citent le concept de "science relationnelle", selon lequel l’humain fait partie d’un réseau de relations vivantes, au lieu d'être un exploiteur extérieur. En s’appuyant sur des concepts tels que le "découplage" et la "croissance verte", l'EDD perpétue un modèle de société qui refuse de voir que nos pratiques d’accumulation et de consommation ont des limites physiques et sociales.

2. Le modèle éducatif régénératif : Une alternative pour la durabilité

Pour les auteurs, la transition vers un modèle véritablement durable passe par ce qu’ils appellent la "quête régénérative", une approche de l’éducation qui encourage les individus à "grandir" face aux défis écologiques. Cette quête ne consiste pas à accumuler des connaissances et des compétences pour maximiser notre valeur économique, mais plutôt à nous aider à développer des capacités profondes, résumées par les "SMDR" : Stabilité émotionnelle, Maturité relationnelle, Discernement intellectuel, et Responsabilité intergénérationnelle.

Ce modèle vise à renforcer notre résilience émotionnelle pour nous aider à naviguer dans la complexité et à reconnaître les limites de notre système actuel. Par exemple, le développement de la "maturité relationnelle" incite les individus à revoir leurs relations avec les autres et avec l’environnement, en privilégiant des interactions fondées sur la confiance et le respect plutôt que sur l’exploitation. Quant au "discernement intellectuel", il s’agit d’accepter l’incertitude et la complexité au lieu de chercher des solutions simplistes. Enfin, la "responsabilité intergénérationnelle" invite à repenser nos actions non seulement pour le présent, mais en intégrant le bien-être des générations futures.

3. Le SMDR et les capacités à cultiver 

Les capacités du modèle SMDR nécessitent une transformation profonde des pratiques éducatives. Stein et al. expliquent que l'éducation régénérative doit encourager les apprenants à développer ce qu'ils appellent des "capacités de profondeur" par rapport à des "capacités de maîtrise" : alors que les capacités de maîtrise se concentrent sur des compétences directement utiles dans un cadre économique, les capacités de profondeur visent à cultiver une vision globale et critique de soi, des autres, et du monde.

L’un des outils pédagogiques clés pour encourager cette profondeur est le concept de "diffraction". La diffraction permet de voir au-delà des évidences et de reconnaître les différentes couches de complexité qui entourent les problématiques environnementales. Ce processus pousse les apprenants à réfléchir aux structures et aux histoires collectives qui sous-tendent notre société et à envisager des alternatives qui échappent à la logique de la croissance infinie.

4. Un exemple concret : le programme Catalyst

Les auteurs présentent un exemple concret de cette approche régénérative appliquée à l'université : le programme Catalyst sur l'urgence climatique et naturelle, organisé à l’Université de Colombie-Britannique. Ce programme a rassemblé des étudiants, enseignants et artistes dans une démarche transdisciplinaire pour questionner les réponses actuelles aux crises écologiques. Les participants étaient invités à dépasser les réponses techniques et les solutions "prêtes à l'emploi" pour explorer une approche fondée sur le SMDR, axée sur la collaboration et l’inclusion de perspectives diverses.

Ce programme encourage les participants à développer des principes de collaboration éthique, de rigueur intellectuelle, de redistribution réparatrice (notamment vers les communautés marginalisées) et de soutien à la résurgence autochtone. Ces principes favorisent des interactions fondées sur la reconnaissance mutuelle et le respect des savoirs locaux, permettant de reconsidérer les pratiques académiques dominantes qui sont souvent extraites et non inclusives.

Conclusion : Repenser notre relation à la durabilité

Stein et ses collègues concluent que le cadre de l'EDD, avec sa promotion de la "croissance verte", entretient un espoir illusoire dans la continuité d'un système dont les bases mêmes sont sources de crises. Leur modèle de "quête régénérative" offre une alternative audacieuse, centrée sur l'idée de "grandir" pour faire face aux défis de l'écologie, sans céder à la tentation de solutions rapides et simplistes. Ils invitent les éducateurs à encourager des pratiques d’apprentissage qui dépassent les perspectives purement économiques et techniques, et qui incitent les apprenants à voir les défis écologiques comme des questions complexes, nécessitant une implication et une responsabilité intergénérationnelles.

Cet article est une invitation à repenser l'éducation pour répondre aux urgences écologiques, non pas en perpétuant des pratiques insoutenables mais en formant une génération capable de naviguer dans la complexité, de reconnaître ses responsabilités et de bâtir un avenir plus conscient. Pour ceux qui œuvrent dans l’éducation, il propose des pistes pour revisiter les programmes éducatifs et insuffler une vision régénérative qui place l’humain dans un réseau vivant, au-delà de l'exploitation de la planète.

Citation

Stein, S., Andreotti, V., Ahenakew, C., Suša, R., Taylor, L., Valley, W., Siwek, D., Cardoso, C., Duque, C. “Azul”, Calhoun, B., van Sluys, S., Pigeau, D., & D’Emilia, D. (2024). Education Beyond Green Growth: Regenerative Inquiry for Intergenerational Responsibility. Nordic Journal of Comparative and International Education (NJCIE), 8(2). https://doi.org/10.7577/njcie.5618

Lien vers l'article

https://journals.oslomet.no/index.php/nordiccie/article/view/5618

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https://www.eco-education-recherche.com/2024/10/vers-une-education-durable-authentique.html