Vers une éducation durable authentique : intégrer l’écopédagogie et la décroissance dans les études de commerce
L’éducation à la durabilité est au cœur des préoccupations globales, notamment à travers les Objectifs de Développement Durable (ODD) définis par les Nations Unies. Ces objectifs ont pour ambition de concilier progrès économique, équité sociale et préservation de l'environnement. Cependant, de plus en plus de voix s’élèvent pour remettre en question la manière dont ces ODD sont mis en œuvre, notamment dans les études de commerce. En effet, l’enseignement de la durabilité dans ce domaine s'appuie souvent sur une approche qui ne remet pas en question les modèles économiques traditionnels axés sur la croissance infinie. Cet article propose de vulgariser ces critiques en expliquant la nécessité de passer d’une éducation pseudo-durable à une véritable éducation à la durabilité, axée sur l’écopédagogie et la décroissance.
Dans cet article, nous explorerons d'abord les limites de l’intégration des ODD dans les études de commerce, puis nous approfondirons le concept d’écopédagogie, avant de montrer en quoi la décroissance peut offrir des solutions pédagogiques novatrices et réellement durables pour former les étudiants aux défis écologiques du XXIe siècle.
Les limites des ODD dans les études de commerce
Les Objectifs de Développement Durable (ODD) sont censés répondre aux grands défis mondiaux en matière d’environnement, de justice sociale et d’économie. Toutefois, dans le domaine des études de commerce, leur mise en œuvre pose de sérieux problèmes. En effet, l'approche dominante des ODD repose sur un paradigme de croissance économique perpétuelle. Or, comme l'ont souligné Helen Kopnina et Timothy Bedford dans leur article, il est illusoire de penser que la croissance économique infinie peut être compatible avec les limites physiques de notre planète.
Le problème réside dans l’omniprésence d’une vision anthropocentrique du développement durable. Cette vision met l'accent sur les besoins humains (sociaux et économiques), mais accorde moins d'importance aux écosystèmes et aux espèces non humaines. Ainsi, l'approche actuelle des ODD dans les études de commerce tend à favoriser l’expansion des activités économiques tout en cherchant à limiter, de façon marginale, les impacts environnementaux, plutôt que de remettre en cause les modèles économiques qui en sont à l’origine.
Les programmes éducatifs en commerce qui intègrent les ODD se concentrent souvent sur les trois piliers du développement durable : les "3P" pour People (les gens), Profit (les profits) et Planet (la planète). Toutefois, la priorité reste généralement donnée aux aspects économiques et sociaux, tandis que la planète est reléguée à l'arrière-plan. Par exemple, les concepts enseignés en gestion d’entreprise et en stratégie sont souvent axés sur la recherche de "profits responsables", sans pour autant remettre en cause l’idée de croissance continue.
Cette approche crée une forme de pseudo-durabilité qui se contente d'adapter les pratiques commerciales aux exigences des ODD sans aborder les véritables causes des problèmes environnementaux. Cette pseudo-durabilité se manifeste notamment par des pratiques superficielles, telles que la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE), qui sont souvent perçues comme du greenwashing (écoblanchiment), c’est-à-dire des actions visant à donner une image responsable sans impact réel sur l’environnement.
En somme, les ODD tels qu'ils sont enseignés aujourd'hui dans les études de commerce se heurtent à une contradiction majeure : ils cherchent à concilier des objectifs opposés – croissance économique infinie et protection des écosystèmes limités. Pour avancer vers une véritable durabilité, il est indispensable de changer de paradigme et de revoir en profondeur la manière dont nous formons les futurs dirigeants d’entreprise.
De l'éducation pseudo-durable à l'écopédagogie
L’une des principales critiques adressées aux ODD dans les études de commerce est qu’ils n’encouragent pas une remise en cause des fondements de l'économie de marché. C’est là qu’intervient l’écopédagogie, une approche éducative radicalement différente, qui propose une vision systémique et holistique de la durabilité. Issue des travaux de Paulo Freire sur la pédagogie critique, l’écopédagogie place la durabilité écologique au cœur des préoccupations éducatives, bien au-delà des intérêts économiques à court terme.
L’écopédagogie se distingue par sa capacité à former des étudiants à penser de manière critique aux impacts de leurs actions sur l’environnement et à comprendre les liens profonds qui unissent les systèmes économiques, sociaux et écologiques. Contrairement à l’éducation classique qui tend à fragmenter les connaissances, l’écopédagogie adopte une approche intégrée où les étudiants sont encouragés à prendre conscience des limites planétaires et des relations d’interdépendance entre les êtres humains et la nature.
Un des fondements de l’écopédagogie est le rejet de l’anthropocentrisme, c’est-à-dire la tendance à placer l’être humain au centre de toutes les décisions. Cette approche reconnaît que la survie et le bien-être humain dépendent directement de la santé des écosystèmes. Par conséquent, l'éducation ne doit plus se limiter à former des managers capables de maximiser les profits tout en réduisant les impacts négatifs, mais plutôt des professionnels conscients des limites naturelles et prêts à adopter des modèles de gestion respectueux de la biosphère.
L’un des objectifs principaux de l’écopédagogie est de développer la conscience critique des étudiants, un processus que Freire appelle conscientisation. Cela signifie apprendre aux étudiants à identifier les causes profondes des crises écologiques, au lieu de simplement s’attaquer aux symptômes. Cette conscientisation passe par une pédagogie participative, où le dialogue et la réflexion collective occupent une place centrale. Les étudiants deviennent des acteurs du changement, capables de remettre en cause les structures économiques et sociales dominantes.
L’écopédagogie encourage également l’utilisation d’exemples concrets, issus du monde réel, pour illustrer les tensions entre croissance économique et durabilité. Ainsi, les étudiants peuvent analyser des cas d’entreprises qui ont tenté d’adopter des modèles plus respectueux de l’environnement, tout en discutant des défis et des limites rencontrés. Cette approche critique permet d'éviter les simplifications qui caractérisent souvent les discours sur le développement durable, en montrant aux étudiants que des choix complexes s’imposent.
Intégrer la décroissance dans les études de commerce
L’un des concepts essentiels de l’écopédagogie, souvent négligé dans les études de commerce, est celui de la décroissance. Ce terme, qui peut sembler contre-intuitif dans un contexte économique, renvoie à l’idée que la prospérité humaine et la protection de l’environnement ne peuvent être atteintes sans une réduction de la production et de la consommation de ressources.
La décroissance ne signifie pas un retour en arrière ou une régression économique, mais plutôt un changement de paradigme, où la qualité de vie est déconnectée de l’accumulation matérielle. Dans les études de commerce, cela implique d’apprendre aux étudiants à concevoir des modèles économiques qui ne reposent pas sur la maximisation de la production, mais sur des principes tels que l’économie circulaire, la réparation, la réutilisation et la réduction des déchets.
Pour intégrer la décroissance dans les études de commerce, les enseignants peuvent s’appuyer sur des approches pédagogiques innovantes, telles que l’apprentissage par projets, les débats en classe ou encore les études de cas sur des entreprises ayant adopté des modèles économiques alternatifs. Par exemple, le concept des 10 R (Refuser, Repensez, Réduire, Réutiliser, Réparer, etc.) offre un cadre utile pour enseigner aux étudiants comment appliquer les principes de décroissance à des contextes commerciaux réels.
Les enseignants peuvent également inviter les étudiants à réfléchir de manière critique aux promesses de l’économie circulaire. Bien que cette approche soit souvent présentée comme une solution miracle, elle comporte aussi des limites, notamment en ce qui concerne la réutilisation infinie des matériaux, qui reste impossible en raison des lois de la thermodynamique. En exposant ces défis aux étudiants, l’objectif est de les amener à repenser les fondements mêmes de l’économie et à envisager des modèles où la durabilité écologique prime sur les profits à court terme.
Conclusion
En conclusion, la transition vers une véritable éducation à la durabilité dans les études de commerce nécessite un changement de paradigme. Il ne suffit pas d’adapter les programmes existants aux ODD sans remettre en question la logique de croissance infinie qui les sous-tend. L’écopédagogie et la décroissance offrent des pistes prometteuses pour réorienter l'enseignement vers des objectifs véritablement durables, en plaçant la planète et les écosystèmes au cœur des réflexions économiques.
Pour préparer les futurs professionnels à relever les défis écologiques du XXIe siècle, il est essentiel de leur offrir des outils critiques et des approches novatrices. Loin de se contenter de gérer les symptômes des crises écologiques, ces nouvelles formes d’éducation visent à transformer en profondeur les mentalités et les pratiques commerciales, en intégrant pleinement les limites planétaires et en plaçant le bien-être de tous les êtres vivants au centre des préoccupations.
Citation
Kopnina H, Bedford T. From Pseudo to Genuine Sustainability Education: Ecopedagogy and Degrowth in Business Studies Courses. Australian Journal of Environmental Education. Published online 2024:1-14. doi:10.1017/aee.2023.39