Vers une Université Écologique ou comment repenser l'Enseignement Supérieur dans l'Anthropocène


Face aux crises environnementales, sociétales et politiques actuelles, l'enseignement supérieur est appelé à une transformation profonde. L’université traditionnelle, marquée par des logiques libérales et néolibérales, peine à répondre aux enjeux du XXIe siècle. Robert J. Stratford propose, dans son article "Towards Ecological Everything", une approche radicalement nouvelle : l'Université écologique. Ce concept vise à intégrer les dynamiques écologiques à tous les niveaux de l'enseignement supérieur, en replaçant l’interconnexion entre les humains, la société et la nature au centre des savoirs et des pratiques pédagogiques.

L'Université écologique comme une utopie réalisable ?

S’appuyant sur les travaux de Ronald Barnett, Stratford définit l’Université écologique comme une alternative aux modèles existants. Il ne s’agit pas seulement d'intégrer l’éducation au développement durable dans les cursus, mais de réimaginer la structure même du savoir universitaire.

L'Université écologique se distingue par une approche holistique qui va au-delà des catégorisations disciplinaires traditionnelles. Stratford s'inspire des travaux de Félix Guattari sur les "trois écologies" (mentale, sociale et environnementale), qu'il étend à huit systèmes interconnectés incluant les institutions, les cultures, les connaissances et la politique. Cette vision élargie permet d'intégrer les interactions complexes qui structurent le monde contemporain, et d'envisager l’université comme un espace de transformation plutôt que de reproduction des schémas établis.

L'idée clé de cette approche est que les savoirs ne doivent plus être cloisonnés, mais envisagés dans leurs relations dynamiques. Il s'agit de dépasser une conception technocratique de l'éducation où les disciplines sont isolées les unes des autres, pour favoriser des apprentissages transversaux et systémiques. Cela signifie notamment une réévaluation des programmes académiques, qui devraient inclure des éléments de sciences sociales, de philosophie et de sciences environnementales pour permettre aux étudiants de mieux comprendre les enjeux globaux auxquels ils sont confrontés.

Subjectivité écologique ou comment repenser notre place dans le monde

Pour Stratford, la transformation de l’université passe nécessairement par une redéfinition de la subjectivité des individus qui l'intègrent. L'éducation actuelle perpétue une vision individualiste et décontextualisée du sujet, conforme aux traditions libérales et néolibérales.

La subjectivité écologique, au contraire, repose sur l'idée d'une interdépendance entre l'individu, la société et la nature. Ce changement de paradigme implique d'intégrer des savoirs systémiques et une responsabilité éthique envers les différentes dimensions du vivant.

Stratford introduit le concept d'"Intelligence de l'Anthropocène", qui regroupe des compétences et connaissances permettant de comprendre et d'agir face aux limites planétaires. Parmi les principes qu'il défend, on retrouve :

  • La reconnaissance des limites biophysiques de la Terre

  • L’intégration des savoirs indigènes dans les curricula

  • Le développement d'une éthique de la responsabilité et du soin

  • Une remise en question des présupposés économiques basés sur la croissance infinie

  • La valorisation des apprentissages issus de pratiques locales et de savoirs ancestraux

  • La mise en place de pédagogies participatives favorisant la coopération plutôt que la compétition

Dans ce cadre, l’université devient un espace où les étudiants ne se contentent pas d’acquérir des connaissances théoriques, mais développent une conscience critique de leur place dans le monde. Il ne s'agit plus de former des experts coupés des réalités écologiques, mais des citoyens capables d'appréhender et de résoudre des problèmes complexes à travers une compréhension globale des enjeux contemporains.

Un curriculum écologique : l'exemple de l'enseignement de l'économie

Parmi les disciplines les plus concernées par cette mutation, l'économie occupe une place centrale. Stratford critique la vision dominante de l’enseignement économique, qui repose sur des modèles abstraits et simplifiés, déconnectés des réalités écologiques.

Les curriculums économiques traditionnels enseignent aux étudiants que la croissance est infinie et que les avancées technologiques permettront d’outrepasser les limites planétaires. Or, des chercheurs comme Herman Daly ou Kate Raworth démontrent l’urgence d’une refonte de ces modèles pour prendre en compte les contraintes écologiques et les alternatives comme l’économie circulaire ou le "doughnut economics".

Pour réorienter l’enseignement de l’économie vers une approche plus écologique, plusieurs pistes sont envisageables :

  • Intégrer des approches transdisciplinaires associant économie, écologie et sociologie

  • Remettre en cause le postulat de la croissance infinie et enseigner des modèles économiques alternatifs

  • Encourager les étudiants à analyser des études de cas ancrées dans des contextes socio-environnementaux réels

  • Valoriser les approches locales et les savoirs indigènes en matière d’économie soutenable

Ces changements permettraient de préparer les étudiants à des défis concrets et à une prise de décision éclairée, prenant en compte les limites planétaires et les interactions complexes entre l’économie et les écosystèmes naturels.

Vers un changement profond de l'enseignement supérieur

L'Université écologique ne se résume pas à verdir l’enseignement, mais à opérer un changement de paradigme dans la façon dont nous comprenons et produisons les savoirs. Ce projet ambitieux, encore largement théorique, doit s'accompagner de changements concrets dans la formation des enseignants, l'organisation des institutions et les contenus des programmes.

Loin d'être une simple utopie, l'Université écologique répond à une urgence : former des citoyens et des professionnels capables de repenser les rapports entre humanité et nature dans un monde où les crises écologiques ne cessent de s'intensifier. La réalisation de cette transformation repose sur une prise de conscience collective et une volonté politique forte, mais les pistes ouvertes par Stratford offrent déjà des leviers d'action pour réorienter l'enseignement supérieur vers un avenir plus soutenable.

Ainsi, pour que l'Université écologique devienne une réalité, il est essentiel d’initier un dialogue entre les acteurs de l’enseignement supérieur, les étudiants et la société civile. Il s'agit non seulement de transformer les contenus pédagogiques, mais aussi de repenser les structures institutionnelles pour favoriser une véritable prise en compte des enjeux écologiques. Un tel changement implique une remise en question des modèles économiques qui sous-tendent l’éducation, et une transition vers des approches plus inclusives, collaboratives et respectueuses des dynamiques écologiques.

Le défi est immense, mais il est aussi porteur d’espoir : celui d’un savoir qui ne se limite plus à expliquer le monde, mais qui contribue activement à le préserver et à l’améliorer.

Citation

Stratford, R. J. (2024). Towards ecological everything – The ecological university, ecological subjectivity and the ecological curriculum. Policy Futures in Education, 22(7), 1338-1356. https://doi.org/10.1177/14782103241227005

Lien vers l'article

https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/14782103241227005