L’écologisation de l’éducation ou quand la transformation écologique oblige à repenser en profondeur les modèles éducatifs


L’écologisation de la société ne se limite plus à l’adoption de quelques gestes vertueux, à l’affichage de normes environnementales ou à l’intégration de nouveaux indicateurs de performance. Elle désigne un processus beaucoup plus profond, lent, conflictuel et incertain, qui transforme progressivement les cadres de pensée, les normes sociales et les formes d’action collective. L’éducation et la formation, loin d’être des sphères à part, se trouvent aujourd’hui au cœur de cette transformation.

Dans un article récent, Angela Barthes, Jean-Marc Lange et Sylvain Wagnon proposent une analyse particulièrement dense et structurante de ce que signifie l’« écologisation de l’éducation » et des changements de paradigmes qu’elle implique. Leur texte ne se contente pas de dresser un état des lieux. Il invite à prendre au sérieux les tensions, les ambiguïtés et les impensés qui traversent aujourd’hui les politiques éducatives confrontées aux limites planétaires.

L’écologisation comme processus social et civilisationnel

L’un des premiers mérites de l’article est de clarifier ce que recouvre le terme d’écologisation. Initialement emprunté aux sciences du vivant, il est désormais utilisé pour décrire un processus social par lequel des normes dites écologiques s’imposent progressivement dans les politiques publiques, les organisations et les pratiques professionnelles. Cette diffusion ne se fait ni de manière homogène ni de façon linéaire. Elle s’opère par ajustements successifs, résistances, contournements, effets de mode et retours en arrière.

Les auteurs rapprochent ce mouvement d’autres grandes transformations historiques, notamment celles analysées par Norbert Elias sur la « civilisation des mœurs ». L’écologisation de la société apparaît ainsi comme un changement de paradigme civilisationnel, au sens d’Edgar Morin : un processus complexe, multiforme, non prédéterminé, qui reconfigure progressivement les rapports entre économie, politique, science et société.

Dans ce contexte, l’éducation ne peut être pensée comme un simple levier technique permettant d’accompagner la transition écologique. Elle est elle-même traversée par des contradictions profondes, héritées de son inscription dans des modèles productivistes, compétitifs et hiérarchisés, qui entrent en tension avec les exigences nouvelles liées aux limites planétaires.

De l’écologisation de la société à celle de l’éducation

L’article montre avec finesse que l’écologisation de l’éducation ne surgit pas ex nihilo. Elle s’inscrit dans une histoire longue, marquée par des courants pédagogiques anciens, notamment ceux de l’éducation nouvelle, qui défendaient déjà une école ancrée dans le réel, ouverte sur son environnement, attentive aux expériences vécues et aux dimensions sociales de l’apprentissage.

Cependant, ce qui change aujourd’hui, c’est l’ampleur et la nature des enjeux. L’éducation se trouve confrontée à des problèmes globaux – changement climatique, érosion de la biodiversité, inégalités socio-environnementales – qui ne peuvent être appréhendés par les cadres disciplinaires traditionnels sans être profondément réinterrogés. L’écologisation de l’éducation devient alors un terrain de tensions entre héritages pédagogiques, injonctions politiques et attentes sociales croissantes.

Trois manières complémentaires d’appréhender l’écologisation de l’éducation

Pour rendre compte de cette complexité, les auteurs identifient trois manières principales d’aborder l’écologisation de l’éducation, qu’ils articulent plutôt qu’ils n’opposent.

La première consiste à analyser l’écologisation à travers le prisme des politiques publiques. À l’échelle internationale, les Objectifs de développement durable, les recommandations de l’UNESCO ou les stratégies européennes constituent un cadre normatif puissant. À l’échelle nationale, ces orientations se traduisent par des réformes de programmes, des schémas directeurs, des dispositifs de labellisation et une multiplication d’outils d’évaluation.

Cette approche permet de comprendre comment l’écologisation devient un levier de gouvernance. Les établissements éducatifs sont incités, voire contraints, à se conformer à des normes communes, à produire des indicateurs et à rendre compte de leurs actions. L’évaluation devient alors un instrument central de l’action publique. Mais cette dynamique soulève aussi des interrogations majeures : jusqu’où ces dispositifs transforment-ils réellement les pratiques ? Ne risquent-ils pas de réduire l’écologisation à une logique de conformité, voire de performance environnementale affichée ?

La deuxième manière d’aborder l’écologisation repose sur une lecture systémique et complexe des situations éducatives. Inspirée des sciences de la complexité, cette approche invite à dépasser les raisonnements linéaires pour prendre en compte les interactions entre contextes, acteurs, temporalités et effets indirects. Les auteurs mobilisent notamment l’exemple du bilan carbone, non comme un simple outil technique, mais comme le symptôme d’un changement de paradigme dans les modes de raisonnement.

Appliquée à l’éducation, cette logique conduit à reconsidérer l’acte éducatif comme une activité située, inscrite dans des territoires, des systèmes de production et des rapports sociaux. Elle ouvre la voie à des pédagogies de projet, à l’ancrage territorial des apprentissages et à une prise en compte accrue des enjeux locaux. Mais elle met également en lumière les limites des approches technicistes, qui tendent à évacuer les dimensions politiques et sociales des problèmes environnementaux.

La troisième manière d’appréhender l’écologisation concerne la transformation des jeux d’acteurs, des normes et des arènes politiques. L’écologisation de l’éducation reconfigure les rôles respectifs des enseignants, des apprenants, des institutions, des collectivités et des acteurs associatifs. Elle favorise la transversalité, la coopération et la constitution de communautés de savoirs, tout en générant des controverses, des résistances et des conflits de légitimité.

Cette dimension est essentielle, car elle rappelle que l’éducation n’est jamais neutre. Elle est un espace de négociation permanente entre des finalités concurrentes : adaptation, atténuation, transformation. L’écologisation rend ces tensions plus visibles et plus aiguës.

L’émergence de nouveaux modèles éducatifs

À partir de ces trois perspectives, les auteurs montrent comment l’écologisation contribue à faire émerger de nouveaux modèles éducatifs. Les « éducations à » – climat, santé environnementale, citoyenneté globale – traduisent une volonté de relier les savoirs scolaires aux grands enjeux sociétaux. Elles cherchent à dépasser la simple transmission de connaissances pour intégrer des dimensions critiques, politiques et actionnelles.

Parallèlement, l’éducation intégrale, héritière des pédagogies nouvelles, revient sur le devant de la scène. Elle vise le développement global de la personne, dans ses dimensions intellectuelles, sociales, émotionnelles, morales et écologiques. Ces modèles partagent une ambition commune : former des individus capables de comprendre la complexité du monde et d’y agir collectivement.

Mais l’article souligne aussi leur fragilité. Pris dans des systèmes éducatifs encore largement structurés par la performance, la standardisation et la concurrence, ces modèles risquent d’être marginalisés ou instrumentalisés s’ils ne s’accompagnent pas d’une transformation plus profonde des cadres institutionnels.

Reconsidérer une éducation pleinement écologisée

C’est dans cette perspective que les auteurs proposent de reconsidérer ce que pourrait être une éducation pleinement écologisée. Ils invitent à déplacer le regard des activités vers les finalités, et des compétences vers les effets réels de l’éducation sur le monde. Cette démarche conduit à interroger frontalement les modèles d’évaluation dominants.

Les évaluations classiques, centrées sur la mesure individuelle et la mise en concurrence, apparaissent peu compatibles avec des objectifs de transformation écologique et sociale. Elles tendent à renforcer des logiques économistes et technicistes, au détriment d’une réflexion sur les valeurs, les choix politiques et les trajectoires collectives. D’autres pistes sont esquissées, fondées sur l’évaluation des dispositions, des rapports au monde ou des impacts des curricula sur les pratiques sociales.

Les auteurs plaident également pour un dépassement des didactiques strictement disciplinaires. Face à des enjeux globaux et interdépendants, les disciplines ne peuvent plus fonctionner en silos. Des didactiques intégratives, transdisciplinaires et multiréférentielles apparaissent nécessaires pour relier sciences de la nature, sciences humaines et sociales, savoirs professionnels et savoirs d’expérience.

De la performance à la robustesse : un renversement de paradigme

L’une des propositions les plus fortes de l’article réside dans l’opposition entre performance et robustesse. Inspirés par les travaux récents sur le vivant, les auteurs montrent que la quête de performance maximale fragilise les systèmes, qu’ils soient biologiques, économiques ou éducatifs. À l’inverse, la robustesse repose sur la diversité, la redondance et la capacité d’adaptation.

Appliquée à l’éducation, cette perspective invite à repenser les finalités mêmes de l’institution scolaire. Il ne s’agit plus de produire des individus performants dans un monde instable, mais de former des collectifs capables de faire face à l’incertitude, de bricoler des solutions et de transformer les trajectoires existantes. L’écologisation de l’éducation apparaît alors non comme une injonction supplémentaire, mais comme une occasion de remettre en débat ce que l’on attend réellement de l’école.

Une contribution essentielle pour penser les limites de l’école

En définitive, l’article d’Angela Barthes, Jean-Marc Lange et Sylvain Wagnon constitue une contribution majeure pour penser les liens entre éducation, écologie et transformation sociale. Il montre que l’école ne peut pas tout, mais qu’elle ne peut pas non plus se contenter d’ajustements marginaux. L’écologisation oblige à affronter des questions de finalités, de valeurs et de pouvoir, souvent laissées dans l’angle mort des réformes éducatives.

Pour celles et ceux qui travaillent sur les politiques éducatives, la formation des professionnels ou les conditions d’une transformation écologique réellement émancipatrice, ce texte offre un cadre d’analyse précieux pour éviter les illusions du tout-éducatif et ouvrir des pistes de réflexion plus robustes et plus justes

Citation

Angela Barthes, Jean-Marc Lange et Sylvain Wagnon« Ecologisation de l’éducation et de la formation : Quels changements de paradigmes et perspectives ? »Éducation relative à l'environnement [En ligne], Volume 20.1 | 2025, mis en ligne le 15 juin 2025.

Lien vers l'article

http://journals.openedition.org/ere/12459