Entre urgence et incertitude : ce que les enseignants ressentent face à l’éducation climatique


Dans un monde où le changement climatique ne relève plus du futur mais du présent, l’école se retrouve au cœur d’un paradoxe. Elle doit former à comprendre l’urgence, tout en continuant à transmettre des savoirs et des repères stables. Comment enseigner dans un monde qui change plus vite que les programmes scolaires ? Comment parler d’avenir sans certitude ? C’est à ces questions que répond une étude d’une rare ampleur publiée en 2025 dans la revue Current Issues in Comparative Education par Oren Pizmony-Levy et Sarah Alice Wagner, chercheurs au Teachers College et à la Columbia Climate School. Menée entre 2020 et 2024 auprès de plus de 1 400 enseignants, coordinateurs de durabilité et chefs d’établissement du réseau public new-yorkais, elle dresse un portrait complexe et profondément humain de celles et ceux qui tentent de faire vivre l’éducation au climat dans leur quotidien professionnel. Loin d’un simple état des lieux, cette recherche interroge ce que signifie enseigner dans un temps marqué par l’incertitude écologique, émotionnelle et politique.

Les émotions comme boussole

L’un des enseignements les plus frappants de cette enquête est la place qu’y occupent les émotions. Loin de se limiter à des indicateurs de connaissance ou d’attitude, les auteurs ont demandé aux enseignants d’exprimer ce qu’ils ressentent face au changement climatique. Les résultats sont éloquents : 96 % se disent préoccupés, et près de trois sur quatre « très préoccupés ». Mais surtout, la peur, la tristesse et la colère dominent très largement le champ émotionnel. Ces émotions ne relèvent pas d’un simple inconfort : elles traduisent un bouleversement profond du rapport au monde et au métier. Enseigner dans une époque où la planète semble se dérober sous nos pieds confronte les éducateurs à leur propre vulnérabilité. Certains se disent effrayés par l’ampleur des phénomènes, d’autres découragés par le sentiment que leurs efforts demeurent dérisoires face à l’inertie politique. D’autres encore ressentent de la colère, non pas tant contre les élèves ou leurs collègues, mais contre un système qui tarde à se transformer.

Les chercheurs rappellent qu’il serait illusoire de vouloir neutraliser ces émotions dans un souci de rationalité pédagogique. Elles constituent au contraire un matériau précieux pour comprendre comment les enseignants s’engagent ou se retiennent. C’est aussi un miroir de ce que vivent les élèves. Dans une société où la jeunesse exprime de plus en plus ouvertement son angoisse écologique, il devient urgent de créer des espaces éducatifs où ces émotions puissent être partagées et mises en mots. Les auteurs plaident pour une éducation qui prenne soin, à la fois des élèves et de celles et ceux qui enseignent, et qui considère la dimension émotionnelle non comme un obstacle à la raison, mais comme un point de départ pour construire du sens collectif.

Entre savoirs scientifiques et incertitudes personnelles

Sur le plan des connaissances, l’étude montre une évolution positive mais inachevée. La majorité des enseignants adhère au consensus scientifique selon lequel le changement climatique est d’origine humaine, mais beaucoup continuent à lui attribuer aussi des causes naturelles. Cette hésitation ne traduit pas nécessairement du scepticisme : elle révèle plutôt les limites d’une formation souvent trop ponctuelle, concentrée sur les faits sans aborder les liens entre climat, société et justice. Entre 2020 et 2024, la proportion d’enseignants se déclarant « très informés » a nettement progressé, mais seuls un tiers d’entre eux se sentent réellement à l’aise pour expliquer le phénomène à leurs élèves. Cette distinction entre connaître et comprendre est cruciale. On peut adhérer au diagnostic sans se sentir légitime pour le transmettre.

Cette fragilité cognitive rejoint une forme de solitude professionnelle. L’école, souvent perçue comme un espace stable et rationnel, se heurte ici à un objet mouvant, anxiogène et transversal. Enseigner le climat oblige à sortir des cadres habituels : les disciplines s’y entrecroisent, les certitudes s’effritent, et le futur n’a plus la même promesse. Les enseignants interrogés disent ressentir une forme de déséquilibre, voire d’épuisement moral, face à la difficulté de tout concilier : informer sans effrayer, agir sans militer, transmettre sans désespérer. L’étude montre ainsi que l’éducation climatique ne se réduit pas à une question de contenu, mais qu’elle bouleverse la conception même du métier d’enseignant.

Des pratiques inventives dans un cadre contraint

Malgré ces obstacles, l’étude met en lumière une créativité pédagogique remarquable. Plus de 70 % des enseignants interrogés déclarent aborder le changement climatique dans leurs cours, un chiffre presque deux fois supérieur à la moyenne nationale américaine. Mais la manière de le faire varie énormément. Dans les cours de sciences, les liens avec le climat sont intégrés de façon naturelle : le cycle du carbone, la biodiversité, les énergies renouvelables ou la pollution urbaine servent de points d’entrée concrets. D’autres enseignants explorent des voies moins attendues : en arts, en littérature ou en danse, ils relient les émotions, les récits et les gestes au dérèglement du monde. L’étude cite par exemple une professeure de danse demandant à ses élèves de chorégraphier la déforestation de l’Amazonie, ou un enseignant de mode travaillant sur l’impact de l’industrie textile.

Ces démarches reposent sur l’idée que le changement climatique n’est pas un thème à ajouter aux programmes, mais un cadre de lecture transversal. Les enseignants les plus engagés utilisent le climat comme un révélateur : il permet d’interroger la notion de progrès, les inégalités sociales, les imaginaires économiques ou les liens entre les êtres vivants. Plusieurs enseignants expliquent que ces projets interdisciplinaires ont permis de redonner du sens à leur pratique, en reconnectant les apprentissages à des enjeux concrets. D’autres soulignent combien ces démarches ont nourri la motivation des élèves, souvent en quête d’une parole sincère et de perspectives d’action, même modestes.

Des freins persistants

L’élan observé ne doit cependant pas masquer la réalité des obstacles rencontrés. Le premier d’entre eux reste le cloisonnement disciplinaire : beaucoup d’enseignants estiment que le climat ne « fait pas partie » de leur matière. Cette séparation des savoirs limite la possibilité d’une approche systémique. S’y ajoutent le manque de temps, la pression des évaluations, l’absence de ressources pédagogiques adaptées et le sentiment d’impréparation. Près d’un enseignant sur cinq dit ne pas se sentir capable d’en parler sereinement. À cela s’ajoute un frein institutionnel plus silencieux : seule une minorité déclare se sentir encouragée par sa direction ou son académie à aborder ces questions. Dans ces conditions, l’éducation au climat reste souvent portée par des volontaires isolés, soutenus par leur conviction personnelle plus que par des politiques éducatives structurées.

L’étude souligne également que le risque de découragement est réel. Certains enseignants évoquent la fatigue d’être « toujours ceux qui portent » les projets environnementaux. D’autres se heurtent à des résistances culturelles, à la peur du « politiquement sensible » ou au soupçon de militantisme. Ces tensions rappellent que la transformation éducative ne peut reposer uniquement sur la bonne volonté individuelle. Elle suppose une reconnaissance institutionnelle, des moyens dédiés et une culture commune partagée entre enseignants, direction et autorités éducatives.

Les conditions d’un engagement durable

Pour surmonter ces obstacles, les auteurs plaident pour une approche systémique qui relie la formation, les ressources et le soutien émotionnel. Les enseignants interrogés expriment des besoins clairs : des formations continues de qualité, fondées sur la science mais ouvertes à la complexité sociale ; des ressources pédagogiques accessibles et contextualisées ; des espaces de dialogue où partager les doutes, les réussites et les émotions. À New York, plusieurs initiatives témoignent de cette volonté de construire collectivement. Le Mid-Winter Climate Institute ou les Climate Action Days ont permis à des centaines d’enseignants d’échanger sur leurs pratiques et de concevoir des projets ancrés dans leur territoire. Ces dispositifs s’appuient sur un principe essentiel : on ne peut enseigner le climat qu’en communauté, dans un cadre où l’on apprend autant des autres que des savoirs eux-mêmes.

Les auteurs mettent aussi en avant l’importance du partenariat entre recherche et pratique. Leur collaboration avec les écoles publiques new-yorkaises a permis de traduire directement les résultats en actions concrètes : formations, ressources, accompagnement des directions. Cette proximité entre chercheurs et praticiens offre un modèle inspirant pour d’autres systèmes éducatifs. Loin d’une logique descendante, elle repose sur la co-construction et l’expérimentation.

Enseigner à l’ère du climat

En filigrane, cette étude raconte l’histoire d’un métier en mutation. Enseigner à l’ère du climat, c’est accepter d’être traversé par le doute, de reconnaître que l’école ne peut pas tout, mais qu’elle peut encore beaucoup. C’est apprendre à conjuguer raison et émotion, lucidité et espoir, savoir et action. C’est aussi admettre que l’éducation au climat n’est pas un champ spécialisé réservé à quelques disciplines, mais une transformation de fond de la mission éducative. Les enseignants, par leur engagement quotidien, montrent qu’il est possible d’ouvrir des brèches dans les cadres existants, même sans réforme spectaculaire.

Les auteurs rappellent enfin que les enseignants ne peuvent pas porter seuls cette responsabilité. Leur mobilisation a besoin d’un cadre politique cohérent et de politiques publiques qui traduisent l’urgence écologique dans l’organisation même de l’école. Ce constat résonne bien au-delà de New York. Il invite à repenser la formation des enseignants, les curriculums et la place de l’éducation au climat dans toutes les sociétés. En reconnaissant la vulnérabilité des enseignants comme une force et non comme une faiblesse, cette étude ouvre la voie à une éducation plus humaine, plus solidaire et plus lucide sur les limites du monde que nous habitons.

Référence

Pizmony-Levy, O., & Wagner, S. A. (2025). Between Urgency and Uncertainty. The Challenge of Being a Human and an Educator in the Age of Climate Change. Current Issues in Comparative Education, 27(1), 8–43. https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/deed.en

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