Quand le silence devient une réponse pédagogique à l’urgence écologique!


Depuis cinquante ans, les éducateurs, chercheurs et militants alertent sur la nécessité de repenser notre relation au vivant. Les mots ont été nombreux, les appels pressants, les rapports accablants. Pourtant, à mesure que les publications se multiplient, les émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter, les écosystèmes s’effondrent, et la peur de l’avenir gagne du terrain. Ce paradoxe interroge.

Et si le problème n’était pas l’ignorance ? Et s’il fallait moins dire, et mieux entendre ? C’est l’hypothèse provocante et salutaire de Keri Facer dans un article essentiel publié en 2025. Son point de départ : le constat que les voix ne manquent pas, mais que l’écoute fait cruellement défaut. En pédagogie du climat comme ailleurs, parler est devenu un réflexe, une injonction, presque un impératif moral. Or, dans un monde saturé de discours, peut-être faut-il au contraire ralentir, se taire, et réapprendre à écouter.

Cet article propose une traversée de cette réflexion, en montrant pourquoi et comment le silence et l’écoute pourraient devenir des piliers d’une éducation écologique profondément transformatrice. Non pas comme un retrait ou une abdication, mais comme un choix éthique, politique et pédagogique.

I. Le trop-plein de discours, symptôme d’un malentendu

Keri Facer commence par une constatation presque désabusée : tout a déjà été dit. Depuis le sommet de Stockholm en 1972, les appels à une nouvelle relation entre les humains et la planète n’ont cessé de se répéter. Des rapports du GIEC aux manifestes des écopsychologues, des savoirs autochtones aux programmes de l’UNESCO, la même nécessité est énoncée : sortir d’une logique extractiviste, retrouver une place modeste et responsable dans le tissu du vivant.

Mais ces paroles, pour la plupart, n’ont pas été entendues. Non parce qu’elles étaient mal formulées, ou inaccessibles. Mais parce qu’elles ne sont pas parvenues à pénétrer nos vies, nos institutions, nos relations. Ce n’est plus d’information que nous manquons, mais d’attention.

À l’heure où l’intelligence artificielle peut, en quelques secondes, résumer toutes les positions environnementales connues dans un langage fluide et bien structuré, une question émerge : que reste-t-il à dire, et surtout, que reste-t-il à ressentir, à écouter ?

II. L’écoute, oubliée des pédagogies climatiques

Dans les grands textes sur l’éducation au développement durable, le mot "écoute" est presque absent. Keri Facer a mené un travail révélateur : elle a fouillé les index, les conclusions, les chapitres. Dans les ouvrages fondateurs d’Orr, Haraway, Biesta, dans les rapports de l’UNESCO, l’écoute est peu ou pas mentionnée. Même dans les textes qui valorisent le silence, ce dernier est souvent perçu comme une pause, une absence de parole – et non comme un moment actif d’ouverture à l’autre.

Pourquoi une telle absence ? Peut-être parce que les éducateurs et éducatrices, longtemps marginalisés dans les débats sur l’écologie, ont dû se battre pour être entendus. Il fallait prendre la parole, faire entendre les élèves, revendiquer une place dans les curricula. Dans ce contexte, la voix a été investie comme un outil d’émancipation.

Mais à force de valoriser l’expression, ne risque-t-on pas d’ignorer les dangers d’un discours sans écoute ? Ne risque-t-on pas de produire une parole autoritaire, une écologie imposée, sourde aux vécus et aux résistances ? Sans écoute, la parole devient monologue, voire domination

III. Réhabiliter le silence : ni vide, ni oppression

Le silence, dans nos sociétés modernes, est souvent mal compris. Il est vu comme l’apanage de l’inaction, voire comme une forme de soumission. Keri Facer insiste au contraire sur une autre conception du silence : celle d’un espace habité, propice à l’émergence de l’écoute, de la relation, et parfois, d’une parole véritablement transformatrice.

Elle s’inspire ici de penseurs comme Gilles Deleuze, Lisbeth Lipari ou encore Gemma Corradi Fiumara, pour rappeler que le silence n’est pas un défaut de parole, mais une autre forme de présence. Une présence qui n’impose rien, mais qui permet à l’autre – humain ou non-humain – de se manifester. Une présence qui ne consomme pas, ne récupère pas, mais accueille.

C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la formule de Lipari : « Listening brings humans into being ». Autrement dit, nous devenons humains dans la rencontre avec l’altérité, à condition de laisser à cette altérité le temps et l’espace de nous toucher. L’écoute, comme pratique, suppose un décentrement radical, une suspension de nos catégories toutes faites, une ouverture à ce qui ne se dit pas encore.

IV. Écouter autrement : une pédagogie de la transformation

Comment traduire cela dans une démarche éducative ? Pour Keri Facer, il ne s’agit pas de remplacer les débats ou les prises de parole par du silence imposé. Il s’agit plutôt de créer des espaces où l’écoute devient une posture partagée, un engagement réciproque, une manière de faire communauté.

Elle évoque à ce titre des pratiques concrètes comme The Way of Council, où les participants parlent à tour de rôle en tenant un objet symbolique, en s’engageant à parler depuis leur vécu, et surtout, à écouter avec attention ce que les autres ont à dire. Ces moments ne visent pas un consensus immédiat, mais la reconnaissance mutuelle, le surgissement de quelque chose de commun à travers la diversité des récits.

Cette éthique de l’écoute suppose une transformation de l’école elle-même. Elle demande du temps, de la sécurité, du soutien pour les enseignants comme pour les élèves. Elle interroge nos formes de transmission, notre rapport au savoir, notre manière d’évaluer. Elle oblige à ralentir, à désapprendre, à renoncer au contrôle.

Mais elle ouvre aussi la possibilité d’un lien authentique entre les individus, et entre les humains et les autres formes de vie. En cela, elle constitue un geste éminemment écologique : se mettre à l’écoute du monde, de ses bruissements, de ses résistances, de ses silences.

V. Pour une politique de l’écoute : qui a le droit d’écouter ?

Toutefois, cette pédagogie de l’écoute ne peut pas être réduite à un dispositif méthodologique. Elle est fondamentalement politique. Car l’écoute demande du temps, de la disponibilité, un contexte favorable. Et ces conditions ne sont pas également réparties.

Keri Facer pose une question décisive : qui a aujourd’hui le temps, l’espace, la permission d’écouter profondément ? Qui a le droit d’être vulnérable, d’être touché, de ralentir ? À l’inverse, qui est contraint de se taire, ou d’entendre sans jamais pouvoir répondre ?

Autrement dit, enseigner l’écoute, ce n’est pas seulement former à une compétence relationnelle : c’est interroger l’organisation même de nos institutions, des rythmes scolaires, des espaces éducatifs, et plus largement, de nos sociétés. C’est aussi se demander pourquoi certaines formes d’écoute sont activement empêchées : par la précarité, par la standardisation, par la performance, ou par des dispositifs techniques qui saturent l’attention.

C’est dans cette perspective que le silence devient un acte de résistance : résistance à l’injonction de produire, à la tyrannie de l’évaluation, à la superficialité de l’information continue. Résistance aussi à l’arrogance d’un savoir qui s’impose sans s’interroger.

VI. L’écoute comme pratique incarnée et transformatrice

Une des forces du texte de Keri Facer est de ne jamais réduire l’écoute à un simple exercice mental. L’écoute est une expérience incarnée. Elle traverse le corps, le bouleverse parfois. Elle passe par les gestes, les silences, les rythmes, les sensations. Elle affecte. Elle transforme.

S’appuyant sur les travaux de Sharon Todd et Lisbeth Lipari, l’autrice décrit l’écoute comme un moment de contact affectif, où les distinctions rigides entre sujet et objet, entre moi et l’autre, s’estompent. Il ne s’agit pas d’absorber un message, mais d’être mis en mouvement par la parole ou le silence de l’autre.

Cela suppose une disposition à l’étonnement, à la déstabilisation, à l’inconfort, mais aussi à la joie, à l’émerveillement, à l’intimité. Une éducation qui cultive cette qualité d’attention ne cherche pas d’abord à transmettre un contenu, mais à ouvrir des potentialités relationnelles, à faire exister des formes d’être au monde plus sensibles, plus fragiles, plus solidaires.

Dans un monde marqué par l’accélération, la compétition et la fragmentation, cette pédagogie de l’écoute représente un véritable contre-pouvoir. Elle revalorise la lenteur, l’attention, la relation. Elle ouvre un espace pour des subjectivités vulnérables mais puissantes, capables de cohabiter, de coexister, d’agir ensemble.

VII. Une école à réinventer : vulnérabilité, attention, altérité

À quoi ressemblerait une école qui prendrait l’écoute au sérieux ? Keri Facer ne donne pas de modèle tout fait, mais elle trace des pistes. Une telle école ne serait pas centrée sur la performance, ni sur la répétition de vérités établies. Elle chercherait à créer des espaces de rencontre, des moments de silence partagé, des temps d’écoute mutuelle entre élèves, entre enseignants, entre humains et non-humains.

Elle valoriserait les formes d’expression non verbales, les savoirs situés, les récits incarnés. Elle reconnaîtrait que chacun porte en lui des histoires, des blessures, des aspirations qui méritent d’être entendues, même (et surtout) si elles ne correspondent pas aux attentes institutionnelles.

Mais pour cela, il faut renverser des logiques profondément ancrées : l’obsession de la mesure, la peur du vide, l’illusion de la neutralité, la séparation entre savoir et émotion. Il faut aussi reconnaître que l’école ne peut pas tout. Elle a besoin d’un environnement social, politique, culturel qui lui permette de soutenir ces pratiques, au lieu de les brider.

L’écoute, dans cette perspective, n’est pas un supplément d’âme. C’est une condition de transformation individuelle et collective. Elle ne garantit rien, mais elle ouvre des possibles. Et dans les temps que nous vivons, ouvrir des possibles est déjà une forme de résistance.

VIII. Écouter le monde pour mieux y vivre

Enfin, l’article de Keri Facer se termine sur une note à la fois intime et politique : l’écoute comme forme d’engagement dans le monde. Elle évoque ses propres pratiques de conseil en cercle, où l’on parle à partir de soi, sans préparation, en s’adressant à un groupe qui écoute sans commenter, sans juger, juste pour entendre. Ces cercles, dit-elle, transforment sa manière de voir, de ressentir, d’agir.

Elle y apprend la puissance d’un silence partagé. La difficulté à faire taire ses jugements. L’impact durable d’un récit entendu avec attention. Elle y découvre des formes de liens qui ne s’imposent pas mais se tissent lentement, dans l’écoute réciproque, dans l’acceptation de ce qui est. Ce n’est pas spectaculaire. C’est profond.

Et elle conclut par cette phrase de Bayo Akomolafe et Marta Benavides : « The times are urgent. We must slow down. » Face à l’urgence écologique, ralentir n’est pas un luxe mais une nécessité. C’est peut-être dans le silence que se préparent les transformations les plus profondes. Celles qui ne viennent pas par la force des mots, mais par l’attention aux souffles ténus, aux présences discrètes, aux appels du monde.

Conclusion – Éduquer à l’écoute, un pari pour demain

Il est parfois difficile d’accepter qu’en matière d’éducation au climat, ce ne sont pas des outils ou des contenus qui nous manquent, mais un changement profond dans notre manière d’être en relation. Nous savons déjà ce qu’il faudrait faire. Mais nous peinons à l’entendre, à le ressentir, à le traduire en gestes collectifs durables. C’est là qu’intervient la proposition forte de Keri Facer : et si la clé n’était pas dans ce que nous disons, mais dans ce que nous sommes prêts à entendre ?

Dans un monde saturé de discours, écouter devient un acte politique. C’est refuser l’accélération imposée. C’est reconnaître que les voix les plus importantes ne sont pas toujours celles qui crient le plus fort. C’est apprendre à accueillir le silence non comme une absence, mais comme un terreau fertile où peuvent naître d’autres formes de relations, d’autres imaginaires, d’autres récits.

Pour les enseignants, cela implique une certaine vulnérabilité, mais aussi une forme de soulagement. Il ne s’agit plus d’avoir toutes les réponses, de guider chaque débat, d’être en permanence dans l’injonction à produire. Il s’agit, parfois, de tenir l’espace, de créer les conditions pour que l’écoute devienne possible. Il s’agit aussi de reconnaître que le silence des élèves n’est pas toujours un échec pédagogique, mais peut être un signe d’engagement profond, de transformation souterraine.

Pour les institutions éducatives, cela suppose un tournant structurel : donner du temps aux enseignants, reconnaître la valeur des pratiques relationnelles, ralentir les rythmes, ouvrir les cadres, relâcher les normes. Cela demande aussi de repenser nos modèles d’évaluation, nos conceptions de l’apprentissage, nos finalités éducatives. C’est un chantier immense, mais qui commence toujours par un geste simple : se taire, et écouter.

Enfin, pour chacun d’entre nous, cela peut commencer là où nous sommes : dans nos manières de converser, de débattre, d’écouter nos proches, d’être présent au vivant autour de nous. L’éducation au changement climatique ne se joue pas seulement dans les classes : elle se joue dans chaque interaction, chaque respiration, chaque attention portée au monde.

Peut-être alors, dans ce silence habité, quelque chose pourra enfin être entendu. Non pas une vérité à imposer, mais un appel à coexister autrement, à tisser de nouveaux liens, à imaginer ensemble des futurs plus justes, plus sobres, plus vivables.

Et si, finalement, écouter devenait l’acte éducatif par excellence ? Pas pour transmettre une vérité, mais pour faire advenir une autre manière d’être au monde.

Citation:

Facer, K. (2024). Beyond voice: Listening and silence in climate change education. Journal of Moral Education, 54(1), 77–93. https://doi.org/10.1080/03057240.2024.2379064

Lien vers l'article