Depuis un demi-siècle, les institutions internationales, les mouvements citoyens et les gouvernements successifs n'ont cessé d'appeler à une meilleure intégration des enjeux écologiques dans l'éducation. Pourtant, les progrès sont restés contrastés. Si les programmes scolaires mentionnent aujourd’hui plus fréquemment le climat, la biodiversité ou les modes de consommation, ces références restent souvent superficielles. Le plus souvent, elles prennent la forme d'activités ponctuelles, de messages comportementalistes ou d'ajouts au sein de programmes disciplinaires déjà très chargés. D'où une question centrale : à quelles conditions les "TEDS" – les éducations aux transitions écologiques pour un développement soutenable – peuvent-elles devenir véritablement transformatrices ?
Dans un texte récent et puissant, Angela Barthes, professeure des universités et spécialiste des éducations environnementales, propose un cadre d'analyse clair pour répondre à cette question. Elle invite à ne pas se contenter d'éduquer à l'adaptation à un monde en crise, mais à faire de l'éducation un levier de transformation sociale, culturelle et politique.
Sortir du mythe technicien et penser les rapports de pouvoir
L’une des premières idées fortes du texte est que les obstacles à la transformation écologique ne sont pas principalement scientifiques. Ils relèvent plutôt de choix sociaux, économiques, culturels, éthiques. À cet égard, l'éducation ne peut se réduire à transmettre des données ou à inciter à adopter des "bons gestes". Elle doit permettre de comprendre les rapports de force, d'interroger les normes dominantes, de rendre visibles les systèmes d'injustice et de dépendance. En ce sens, l'éducation devient politique, non au sens partisan, mais au sens noble du terme : elle invite à penser la vie en société et les choix de modèles de développement.
Cela suppose de clarifier les finalités poursuivies. S'agit-il d'aider les élèves à mieux s'adapter à un monde insoutenable, ou de les aider à participer à sa transformation ? L'éducation transformatrice assume l'idée qu'il ne suffit pas de comprendre, il faut aussi s'engager. Elle valorise les capacités d'action, la coopération, la créativité sociale. Elle donne à voir la diversité des trajectoires possibles, plutôt que de perpétuer un modèle unique présenté comme inéluctable.
Faire le tri entre les faits, les politiques et les opinions
Pour aller dans ce sens, Angela Barthes souligne la nécessité de clarifier les registres. Un fait scientifique, une politique publique et une opinion ne relèvent pas de la même nature. Pourtant, les confusions sont fréquentes. Il est fréquent d'entendre que le développement durable est une nécessité à cause du changement climatique, comme s'il s'agissait d'une conséquence logique. Or le réchauffement est un fait, tandis que le développement durable est un choix politique. L'éducation doit permettre de distinguer ces niveaux pour permettre un véritable exercice du jugement.
Il s'agit aussi de reconnaître la légitimité de différentes formes de savoirs. Les savoirs scientifiques ne sont pas les seuls à produire de la compréhension du monde. Les savoirs citoyens, militants, professionnels, ou issus de l'expérience, peuvent également enrichir l'analyse. Cette hybridation est une force si elle est reconnue et travaillée. À l'inverse, une éducation enfermée dans des modèles technocratiques, ou réduite à l'application de directives descendantes, peine à répondre à la complexité des crises actuelles.
Repenser l’évaluation et les disciplines
Une éducation transformatrice appelle aussi une autre manière d'évaluer. Aujourd'hui, l'évaluation est centrée sur les compétences des apprenants, souvent en lien avec leur insertion professionnelle. Angela Barthes propose de déplacer la focale. Il s'agit non seulement d'évaluer les apprentissages, mais aussi les effets du curriculum sur la réalité : contribue-t-il à la transition ? Favorise-t-il des transformations concrètes ? Cette idée, encore peu mise en pratique, pourrait ouvrir la voie à des dispositifs d’apprentissage plus ancrés, plus pertinents, plus solidaires.
De même, les disciplines scolaires doivent être interrogées. Certaines, comme la géographie, ont su renouveler leurs approches à travers des concepts comme l’habitabilité, la territorialité ou l’ancrage. D'autres peinent à sortir de leurs réflexes technicistes. Il s'agit moins de tout refonder que de réinterroger les finalités, d'accepter les approches inter ou transdisciplinaires, et de se doter de nouveaux outils épistémologiques pour penser ensemble les enjeux environnementaux, sociaux et politiques.
L'émergence de didactiques de la durabilité, de l'anthropocène ou de l'habitabilité témoigne de ce mouvement. Elles permettent de développer des approches plus contextualisées, ancrées dans des situations concrètes, et ouvertes à des formes de savoirs plurielles.
Des marges de manœuvre à investir collectivement
Ce travail de transformation est d'autant plus nécessaire que les programmes officiels, bien que parfois limités, laissent des marges de liberté. L’enseignant peut choisir de se conformer à des normes adaptatives, ou bien de proposer des cheminements plus exigeants. Il peut s’appuyer sur des collectifs, des tiers-lieux, des projets de recherche participative, des dispositifs d’éducation populaire renouvelée. La réflexion sur les "dépendances au sentier" rappelle combien les habitudes et les structures peuvent freiner les changements. Mais elle souligne aussi qu'une transformation est possible si l'on en identifie les verrous et que l'on construit des alternatives crédibles.
Conclusion : À quelles conditions l'éducation peut-elle être transformatrice ?
Ce que montre Angela Barthes, c’est qu’il n’existe pas une seule façon d’enseigner la transition. Il existe une pluralité de trajectoires, de savoirs, de finalités. L'enjeu est de les rendre visibles, discutables, partageables. C’est en réintroduisant des finalités politiques, éthiques et sociales que l’éducation peut espérer sortir d’une logique d’accompagnement du système pour devenir un levier de transformation.
Transformer l'école ne suffira pas à transformer le monde. Mais sans une école qui ouvre des possibles, qui apprend à penser, à critiquer et à s'engager, il sera difficile d'imaginer des futurs plus justes et plus soutenables.
Citation
Angela Barthes. A quelles conditions les éducations environnementales peuvent-elles être transformatrices ?. Edition de l’ENS. L’école écologique : s’ajuster ou transformer ?, 2025. ffhal-05087002ff