Et si le care collectif devenait une boussole pour repenser l’enseignement supérieur ?


Dans un contexte de crises multiples — sanitaire, sociale, climatique —, la salle de classe ne peut plus être pensée comme un lieu neutre, protégé des déséquilibres du monde. Elle devient un espace d’exposition aux vulnérabilités, mais aussi un terrain d’expérimentation pour réapprendre à faire communauté. C’est dans cette perspective que s’inscrit le travail de Cory Legassic, enseignant au CEGEP Dawson de Montréal et doctorant à McGill, qui propose une lecture profondément politique et incarnée de la notion de "care collectif" dans l’enseignement supérieur. À partir de son expérience pédagogique au sein de New School, un programme alternatif d’éducation humaniste, il propose un cadre conceptuel pour penser le soin partagé comme une pédagogie en soi, capable de résister aux logiques individualistes et néolibérales dominantes.

Le care collectif comme réponse pédagogique à un contexte de crises systémiques

La salle de classe ne peut être pensée indépendamment du monde qui l’entoure. Cory Legassic rappelle que les étudiant·es arrivent aujourd’hui dans les cours traversé·es par des anxiétés profondes : la pandémie, les inégalités raciales, les injustices économiques et la crise climatique bouleversent les conditions de vie comme d’apprentissage. Dans ce contexte, la pédagogie ne peut se limiter à transmettre des savoirs : elle doit devenir un espace de soin mutuel, de cohabitation émotionnelle et d’élaboration collective du sens.

Le care collectif, tel que défini ici, consiste à considérer que le bien-être des membres d’un groupe est une responsabilité partagée, et non une tâche individuelle. Il s'agit de créer des environnements où l'on prend soin les un·es des autres dans les moments de vulnérabilité, de fatigue, de conflit ou de transformation. Cette approche est profondément politique : elle repose sur une critique des institutions éducatives qui reproduisent des formes de violence symbolique, d’exclusion ou de normalisation du mal-être.

Au sein de New School, cet engagement se manifeste concrètement par une pédagogie active, participative et incarnée, où les émotions, les vécus et les dissonances deviennent des matériaux d’apprentissage à part entière. On y expérimente une autre manière d’enseigner et d’apprendre, plus attentive aux corps, aux liens, aux fragilités et aux possibilités collectives.

Sortir de l’individualisme affectif pour penser les émotions comme relationnelles

L’un des apports majeurs de la recherche de Cory Legassic est sa critique de ce qu’il appelle l’affective individualism — un cadre dominant dans l’éducation contemporaine, hérité de l’idéologie néolibérale et des ontologies coloniales. Selon ce cadre, les émotions sont des propriétés individuelles, des états internes que chacun·e doit apprendre à réguler, souvent seul·e. Le bien-être y est présenté comme une compétence personnelle, fondée sur l’autonomie, la résilience et la maîtrise de soi.

Legassic montre combien cette vision est limitante, voire nocive. Elle invisibilise les conditions sociales, économiques et historiques qui façonnent les émotions et leurs expressions. Elle culpabilise celles et ceux qui n’arrivent pas à "gérer" leur stress, leur tristesse, leur colère. Et elle réduit les dispositifs éducatifs à des lieux de performance émotionnelle, où chacun·e est invité·e à s’auto-discipliner pour ne pas troubler la norme.

Contre cette logique, l’auteur mobilise les théories critiques des affects — notamment féministes, antiracistes et décoloniales — pour penser les émotions non pas comme des données internes, mais comme des phénomènes relationnels et politiques, qui se construisent dans des rapports de pouvoir. Il propose de déplacer le regard depuis la gestion individuelle vers une prise en compte des conditions d’émergence, de circulation et de réception des émotions dans les espaces d’apprentissage.

Ainsi, la pédagogie du care collectif repose sur l’idée que les émotions sont des signaux partagés, des expériences corporelles situées, qui peuvent ouvrir des espaces de transformation collective. Il ne s’agit pas d’effacer les tensions ou les inconforts, mais de les accueillir, de les penser ensemble, et de construire des formes de solidarité à partir d’eux.

La solidarité affective comme alternative à l’empathie normative

L’un des concepts centraux mobilisés par Cory Legassic est celui de solidarité affective, proposé par la chercheuse féministe Clare Hemmings. Contrairement à l’idée courante selon laquelle la solidarité en éducation reposerait sur le partage d’émotions communes (souvent assimilé à l’empathie), la solidarité affective se fonde sur la reconnaissance des dissonances émotionnelles comme moteur de transformation collective.

Cette posture remet en question une idée souvent bien intentionnée mais problématique : croire que nous devons ressentir la même chose pour apprendre ensemble ou pour nous comprendre. Or, comme le souligne Legassic, cette attente peut invisibiliser les vécus minoritaires, lisser les différences, et reconduire des formes de domination. L’empathie, lorsqu’elle devient injonction, peut même se transformer en une appropriation des émotions d’autrui, au service du confort de celles et ceux qui détiennent le pouvoir.

La solidarité affective invite au contraire à faire place à la complexité des ressentis, aux malaises, aux écarts, à l’impossibilité parfois de se rejoindre. Elle valorise les émotions qui dérangent, comme la colère, la honte, ou le refus, non pas pour les idolâtrer, mais pour en faire des points de départ vers une meilleure compréhension des rapports de pouvoir à l’œuvre dans le groupe. Elle repose sur une éthique de la co-présence réflexive, où chacun·e est invité·e à observer comment son propre positionnement affecte et est affecté par celui des autres.

Dans cette optique, l’espace pédagogique devient un lieu où l’on apprend non pas à ressentir comme l’autre, mais à rester avec l’inconfort que l’on ne partage pas. C’est dans cet inconfort que peuvent se construire des alliances plus justes, plus durables, et réellement transformatrices.

Une pédagogie incarnée, relationnelle et située

Au-delà des concepts, Cory Legassic ancre son propos dans une expérience pédagogique concrète : celle de New School, un programme alternatif intégré au CEGEP Dawson, qui depuis 50 ans propose un enseignement centré sur la co-construction des savoirs, les pédagogies participatives et l’attention portée aux vécus des étudiant·es. C’est dans cet espace, à la fois expérimental et ancré dans les luttes sociales, qu’il explore les potentialités du care collectif.

Ce qui rend cet exemple particulièrement précieux, c’est sa dimension incarnée. La pédagogie du care collectif ne reste pas au stade des intentions : elle se traduit par des dispositifs matériels, des gestes, des rythmes et des espaces. On y trouve des cercles de parole, des activités de recentrage corporel, des post-it partagés sur les émotions, des discussions sans table magistrale, des apprentissages à partir de récits situés. On y travaille sur la notion de co-régulation plutôt que sur la seule auto-régulation, en prenant acte du fait que nos capacités à apprendre et à nous sentir en sécurité sont profondément interdépendantes.

Dans un cours intitulé Care and the Climate, par exemple, les étudiant·es sont invité·es à explorer les différentes dimensions du soin : l’auto-apaisement, le soin de soi, le soin communautaire, et le soin structurel. Cette cartographie élargie du care permet de dépasser les dichotomies classiques entre vie privée et enjeux politiques, entre vulnérabilité individuelle et responsabilités collectives.

Ce que cette pédagogie rend visible, c’est que l’on n’apprend pas seulement avec son cerveau, mais aussi avec son corps, ses émotions, ses récits, et ceux des autres. Et que ce type d’apprentissage demande du temps, de la lenteur, de l’écoute, et une attention soutenue aux conditions de possibilité du savoir partagé.

Pour une politique du care en éducation, au-delà des bonnes intentions

L’une des grandes forces du texte de Cory Legassic est de ne jamais céder à une vision idéalisée ou naïve du care. Il insiste au contraire sur les risques d’un care washing dans les institutions éducatives, où des discours sur le bien-être peuvent être instrumentalisés pour masquer des formes de contrôle, de normalisation ou d’exclusion. Il rappelle que certains dispositifs présentés comme bienveillants (évaluations émotionnelles, gestion du stress, pédagogies de l’empathie) peuvent en réalité reproduire des logiques de surveillance et de responsabilisation individuelle.

Contre cette tendance, il plaide pour une politique du care réellement transformatrice, enracinée dans les luttes anticoloniales, féministes, antiracistes et dévalidistes. Une politique qui reconnaît que le care n’est pas un supplément d’âme, mais un enjeu fondamental de justice sociale, qui concerne les conditions de vie, d’apprentissage, d’écoute et de reconnaissance dans l’espace éducatif. Cette politique appelle à revisiter les structures mêmes de l’institution : temps alloués, reconnaissance du travail émotionnel, accès aux ressources, organisation des espaces, hiérarchies dans les savoirs.

Dans cette optique, la pédagogie du care collectif ne se résume pas à une méthode, mais devient un horizon relationnel, un cadre pour penser autrement ce que signifie apprendre ensemble dans un monde abîmé. Elle propose de transformer la salle de classe en un lieu où l’on prend soin les un·es des autres, non pas malgré les tensions et les conflits, mais à partir d’eux. Un lieu où l’on apprend à désapprendre certaines évidences, à tenir ensemble le trouble et la joie, la colère et la confiance, le doute et l’engagement.

Conclusion : apprendre à habiter nos vulnérabilités collectivement

La lecture de cette recherche résonne avec un sentiment partagé par de nombreux·ses enseignant·es : celui d’un épuisement face à l’accumulation des crises, mais aussi d’un espoir fragile — celui de pouvoir transformer les manières d’être ensemble dans les espaces d’apprentissage. Plutôt que d’ajouter une nouvelle injonction au care dans un agenda éducatif déjà saturé, l’approche de Cory Legassic nous invite à un déplacement plus profond : réapprendre à écouter, à ressentir, à cohabiter avec l’incertain, à construire du commun dans le désaccord.

Dans un monde marqué par la perte de repères, la salle de classe peut redevenir un lieu où l’on fait l’expérience de la solidarité, non pas comme harmonie artificielle, mais comme pratique active du lien. Une salle de classe qui n’efface pas les différences, mais qui apprend à les accueillir avec attention, à les traverser sans s’abîmer. Une salle de classe qui, sans tout résoudre, permet d’amorcer des gestes de soin, modestes mais puissants, pour que chacun·e puisse y trouver sa place — sans devoir y laisser sa singularité.

Citation

Legassic, C. (2024). Towards a Theory of Collective Care as Pedagogy in Higher Education. LEARNing Landscapes, 17(1), 125-142. https://doi.org/10.36510/learnland.v17i1.1124

Lien vers la recherche