Réinvestir le politique dans l’éducation environnementale

Comment former des citoyennes et des citoyens capables de comprendre les enjeux environnementaux contemporains sans passer à côté de leurs dimensions sociales, éthiques et politiques ? Cette interrogation, au cœur du dossier coordonné par Angela Barthes, Lucie Sauvé et Frédéric Torterat dans la revue Éducation et socialisation (2022), résonne fortement avec les défis actuels de l’éducation à la durabilité. Alors que l’on observe une montée en puissance des discours autour de la transition écologique et du développement durable, l’école – tout comme d’autres espaces éducatifs – semble parfois en difficulté pour offrir un cadre d’analyse critique et structurant. Le dossier met en lumière la nécessité de repolitiser les approches éducatives sur ces enjeux, en s’appuyant sur des travaux de recherche ancrés dans des contextes variés, du primaire à l’université, de la formation formelle aux mouvements citoyens.

Un basculement historique entre militantisme et institutionnalisation

Depuis les années 1960, les préoccupations environnementales ont donné naissance à des mobilisations sociales majeures, souvent en marge des institutions. Ces initiatives, initialement militantes, portaient une vision transformatrice, en lien avec des idéaux de justice sociale, d’autonomie et de participation citoyenne. Toutefois, à mesure que les thématiques environnementales ont été intégrées dans les politiques publiques, un double mouvement s’est opéré : d’une part, la reconnaissance de leur importance dans l’agenda éducatif ; d’autre part, une forme de neutralisation par technicisation. En d'autres termes, les contenus pédagogiques se sont parfois réduits à des prescriptions comportementales – comme le tri des déchets ou les économies d’énergie – reléguant au second plan les dimensions politiques et conflictuelles pourtant inhérentes aux enjeux écologiques.

Le dossier souligne combien cette orientation a transformé les associations d’éducation à l’environnement : d’espaces de réflexion critique, elles sont devenues, sous l’effet de politiques comme l’Agenda 21 ou la RSE, des relais de messages normatifs centrés sur les bonnes pratiques. Ce glissement traduit une volonté de consensus, mais il affaiblit la capacité des éducations environnementales à interroger les causes structurelles des crises écologiques et sociales.

Deux grandes tendances dans les réponses éducatives et sociales

Les travaux recensés identifient deux grandes orientations dans les réponses éducatives aux défis environnementaux. D’un côté, une approche technicienne, orientée vers l’adaptation, la gestion des comportements individuels et la croissance économique ; de l’autre, une approche politique, qui intègre les rapports de pouvoir, les conflits d’intérêts, les temporalités longues et les échelles multiples. Cette tension traverse aussi bien les mouvements sociaux que les institutions éducatives. Le mouvement « Villes en transition », par exemple, propose des alternatives locales résilientes et consensuelles, tandis que « Climate Justice Action » adopte une posture plus radicale, fondée sur la critique du capitalisme et la désobéissance civile.

Ces positions révèlent l’enjeu fondamental : éduquer aux enjeux environnementaux revient-il à apprendre à bien se comporter, ou à comprendre les dynamiques qui structurent le monde et à agir en conscience dans un espace démocratique ? En d’autres termes, faut-il privilégier la conformité ou l’émancipation ? C’est cette interrogation que soulève l’idée même d’une éducation au politique à travers les questions environnementales et de développement.

Une dynamique mondiale de repolitisation des enjeux éducatifs

L’un des apports majeurs du dossier réside dans la mise en lumière d’une repolitisation en cours des enjeux éducatifs à l’échelle mondiale. Ce phénomène ne se limite pas aux sphères formelles. Il traverse les pratiques sociales émergentes, les mouvements citoyens, les actions collectives locales, mais aussi les débats curriculaires. Les sciences humaines et sociales jouent ici un rôle fondamental : elles offrent des cadres théoriques et méthodologiques pour comprendre ces transformations, formaliser des modèles d’intervention éducative, et accompagner les acteurs de terrain.

L’article évoque par exemple les apports des « éducations à » (à la citoyenneté, au développement, à la santé), de l’éducation critique, ou encore de l’analyse des « questions socialement vives » en classe. Tous ces courants partagent un même objectif : permettre aux apprenants de se positionner, de comprendre les enjeux systémiques et de participer à la vie démocratique. Il ne s’agit donc pas d’ajouter une couche de sensibilisation, mais bien de transformer les finalités éducatives en profondeur.

L’enseignement supérieur face à ses dualismes

Plusieurs contributions analysent les contradictions internes des institutions éducatives, notamment dans l’enseignement supérieur. Christophe Point montre combien les universités, tout en affichant des engagements pour le développement durable, peinent à repenser en profondeur leurs cadres conceptuels. Les dualismes hérités – entre nature et culture, science et politique, raison et émotion – freinent la mise en œuvre d’une véritable pédagogie écologique. Ces clivages, souvent invisibles dans les programmes ou les discours institutionnels, ont pourtant des effets concrets : ils rendent difficile l’intégration de la question écologique comme un objet de savoir transversal, engageant, critique.

La difficulté à aborder l’éco-anxiété comme une réalité éducative en est un exemple. Sans outils pour penser les dimensions affectives, existentielles ou politiques de cette angoisse, l’université reste souvent désarmée. L’auteur plaide pour une transformation plus profonde, où l’écologie ne serait pas un thème parmi d’autres, mais un cadre structurant de la recherche, de la formation et de l’engagement.

Une prise de conscience dans les curricula formels

D’autres chercheurs s’intéressent à la manière dont les questions environnementales sont intégrées dans les programmes d’enseignement. Malou Delplancke et Hanaà Chalak analysent par exemple les manuels scolaires de sciences de la vie et de la Terre (SVT) au secondaire. Leur étude montre que ces manuels privilégient des solutions techniques aux problèmes écologiques, véhiculant une vision positiviste et anthropocentrée des sciences. Ce choix pédagogique, souvent présenté comme neutre, contribue en réalité à dépolitiser les débats et à évacuer les dimensions éthiques ou sociales des savoirs.

Repolitiser ces enseignements impliquerait d’ouvrir la porte à l’incertitude, à la controverse, à la pluralité des points de vue. Cela suppose aussi de sortir d’une vision culpabilisante centrée sur les « bons comportements », pour inviter les élèves à interroger les choix collectifs et les modèles de société. À travers des démarches critiques et participatives, il devient possible de reconfigurer les espaces d’apprentissage comme lieux de questionnement sur le monde commun.

L’expérience sensible au service de l’émancipation

En Suisse, Sylvie Joublot-Ferré propose une approche sensible de la géographie fondée sur le concept d’« habiter » à l’ère de l’Anthropocène. Dans le cadre de la formation initiale des enseignants, elle met en œuvre des dispositifs qui permettent d’explorer les relations au territoire, les manières de vivre l’environnement, et les imaginaires associés. Cette pédagogie participative ne vise pas seulement à transmettre des connaissances, mais à construire une posture critique et engagée. Elle redonne une place à l’expérience vécue, à l’émotion, au récit. Ce type de démarche s’éloigne des prescriptions descendantes pour offrir aux futurs enseignants des outils de mise en débat, de co-construction, et de transformation.

L’école primaire, un lieu de construction du politique

Nicole Mencacci, de son côté, interroge les conditions d’accès au politique dès l’école primaire. Elle insiste sur la nécessité de développer une véritable capacité de problématisation chez les élèves, c’est-à-dire d’apprendre à formuler des questions, à considérer la diversité des points de vue, et à construire des réponses argumentées. Ce travail demande du temps, un climat de confiance, et une reconnaissance de l’enfant comme sujet capable de réflexion. Dans ce cadre, l’enjeu n’est pas de « faire de la politique » au sens partisan, mais d’initier les élèves à la complexité des choix collectifs et à la diversité des rationalités.

Des luttes citoyennes comme espaces éducatifs

Enfin, le dossier consacre une attention particulière aux processus d’éducation informelle portés par la société civile. Au Québec, un collectif de chercheurs et d’acteurs associatifs analyse les formes de formation réciproque qui émergent dans les luttes écologiques, notamment autour de la transition énergétique. Ces espaces – souvent en marge des institutions – permettent l’échange de savoirs entre groupes communautaires, syndicats, universitaires, et citoyens engagés. Ils valorisent la diversité des connaissances, y compris celles issues de l’expérience vécue, et ouvrent des pistes pour une éducation à la fois politique, solidaire et émancipatrice.

Camille Roelens va plus loin encore, en proposant un modèle éducatif orienté vers le développement de l’autonomie humaine. Loin d’un modèle normatif ou prescriptif, il s’agit d’outiller les individus pour comprendre le monde dans lequel ils vivent, y trouver leur place, et participer à son évolution. L’éducation devient alors un levier de transformation existentielle autant que sociale.

Redonner toute sa place au politique dans les éducations environnementales

Ce que révèle le dossier coordonné par Angela Barthes, Lucie Sauvé et Frédéric Torterat, c’est avant tout l’ampleur des transformations à engager si l’on veut que l’éducation contribue réellement à une transition écologique juste. Il ne s’agit pas seulement d’introduire de nouveaux contenus ou de sensibiliser à des comportements vertueux. Ce dont il est question, c’est d’un changement profond dans notre manière de concevoir les finalités éducatives : faire de l’école, de l’université, des associations, des espaces capables de former des citoyennes et citoyens autonomes, critiques et engagés face aux défis du monde contemporain.

Cela suppose de dépasser l’idée, souvent implicite, selon laquelle l’éducation devrait rester à l’écart des conflits ou des débats. Les questions environnementales sont traversées de rapports de force, de divergences d’intérêts, d’injustices anciennes et de responsabilités différenciées. Les aborder dans un cadre éducatif implique de ne pas les réduire à des solutions toutes faites, mais d’ouvrir un espace pour penser, discuter, contester, construire ensemble. C’est là que réside la dimension politique, entendue non pas comme partisanerie, mais comme apprentissage de la délibération et de la décision collective.

Dans cette perspective, plusieurs leviers peuvent être mobilisés par les professionnels de l’éducation. Repenser les curriculums pour y intégrer les questions socialement vives. Donner une place centrale à la problématisation et à la construction du sens. Valoriser les démarches participatives, les récits d’expériences, et la diversité des savoirs. Former les enseignants à naviguer dans l’incertitude, à accueillir les controverses, à accompagner les jeunes dans leurs questionnements. Et surtout, reconnaître que les apprentissages politiques ne se décrètent pas, mais se construisent dans la durée, à travers des situations concrètes, des conflits féconds et des rencontres avec d’autres.

Ce travail ne peut se faire seul. Il demande des alliances entre les milieux éducatifs, les chercheurs, les acteurs de terrain, les mouvements citoyens. Il suppose aussi de sortir de la logique des injonctions descendantes pour inventer, à plusieurs voix, de nouvelles manières d’enseigner et d’apprendre à vivre ensemble dans un monde en transition.

Citation

Angela Barthes, Lucie Sauvé et Frédéric Torterat« Quelle éducation au politique pour les questions environnementales et de développement ? »Éducation et  socialisation  http://journals.openedition.org/edso/18788 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.18788

Lien vers l'article

https://journals.openedition.org/edso/18788