Quand les discours sur la durabilité peinent à se traduire en actes : le cas de l’enseignement du marketing dans une université canadienne ?
Depuis plusieurs années, les établissements d’enseignement supérieur sont appelés à jouer un rôle actif dans la transition vers des sociétés plus justes et respectueuses des limites planétaires. L’éducation à la durabilité, portée par l’UNESCO et intégrée aux Objectifs de Développement Durable (ODD) des Nations Unies, a été progressivement introduite dans les cursus universitaires. Mais cette transformation est-elle effective dans tous les domaines ? Et qu’en est-il dans les formations en marketing, discipline qui, historiquement, a participé à la valorisation de la croissance, de la compétition et de la consommation ?
Une étude qualitative menée dans une université canadienne s’est penchée sur cette question. Elle a interrogé cinq enseignants de marketing pour comprendre comment ils perçoivent la durabilité, comment ils l’intègrent (ou non) dans leurs cours, et quels sont les freins ou leviers identifiés. Le constat est sans détour : si la sensibilité aux enjeux de durabilité est présente chez les enseignants, elle reste peu traduite dans les pratiques pédagogiques. Cet écart entre convictions personnelles et contenu enseigné, entre aspirations et réalité institutionnelle, mérite une attention particulière de la part de tous ceux qui souhaitent faire de l’enseignement un levier de transformation.
Un engagement sincère mais limité dans les faits
Les entretiens réalisés dans le cadre de cette étude montrent que les enseignants interrogés partagent une vision relativement large de la durabilité, incluant ses dimensions environnementale, sociale et économique. Tous affirment l’importance de former les futurs professionnels à une vision à long terme des activités économiques, capable d’intégrer les défis sociaux et environnementaux. Plusieurs évoquent, à titre d’exemple, les initiatives de grandes entreprises comme Unilever ou Patagonia en matière de produits durables ou de communication éthique.
Pourtant, lorsqu’on examine les plans de cours de ces enseignants, l’intégration de la durabilité reste marginale. Sur sept syllabi analysés, seuls deux contiennent des contenus en lien avec la durabilité, souvent sous la forme de modules isolés sur l’éthique ou la responsabilité sociale. Aucun ne propose une approche transversale, ni ne mentionne explicitement les compétences de durabilité dans les objectifs d’apprentissage. Les évaluations portent encore largement sur des stratégies marketing classiques centrées sur la conquête de parts de marché ou l’optimisation des ventes.
Ce décalage entre discours et contenus traduit une tension profonde : les enseignants ont une conscience aiguë des enjeux, mais ils opèrent dans un cadre où la norme reste celle de l’entreprise performante et rentable, et non celle de la soutenabilité.
Des obstacles multiples à l’intégration de la durabilité
L’étude identifie plusieurs freins à l’intégration de la durabilité dans les enseignements de marketing.
Le premier, souvent évoqué, est le manque de ressources pédagogiques adaptées. Les manuels de marketing les plus utilisés abordent rarement la durabilité autrement que comme un argument de communication ou un avantage concurrentiel. Ils n’aident pas à interroger les fondements mêmes du marketing dans un monde aux ressources limitées. Les enseignants expriment le besoin de supports concrets – études de cas, exercices, articles – qui permettent de lier théorie et pratiques soutenables dans divers secteurs.
Le second obstacle réside dans le manque de formation spécifique. Aucun des enseignants interrogés n’avait, au cours de son parcours universitaire, été formé aux enjeux de durabilité. Ils se retrouvent donc à devoir intégrer une thématique complexe, parfois controversée, sans accompagnement pédagogique ou disciplinaire. Cela génère de l’incertitude et, souvent, une réticence à s’engager plus loin.
Troisième frein : le contexte institutionnel. Même si l’université étudiée affiche des engagements clairs en faveur du développement durable dans ses documents stratégiques, les enseignants ne perçoivent pas ces engagements comme une orientation structurante pour les contenus de cours. L’absence de soutien explicite, de pilotage pédagogique et de culture partagée empêche l’émergence d’un sentiment de légitimité ou de nécessité de transformation.
Enfin, les réactions des étudiants et des collègues sont parfois dissuasives. Certains étudiants expriment du scepticisme sur l’intérêt des enjeux environnementaux dans un cursus marketing, tandis que certains collègues considèrent encore la durabilité comme une distraction par rapport aux “vraies” compétences commerciales. L’évaluation des enseignants, reposant en partie sur la satisfaction des étudiants, accentue cette prudence.
Des leviers identifiés pour une transformation possible
Malgré ces obstacles, les enseignants interrogés ne renoncent pas. Ils cherchent à introduire, ici ou là, des études de cas sur des entreprises éthiques, des débats en classe sur les impacts du marketing, ou encore des projets autour de la consommation responsable. Certains utilisent des évaluations qui poussent les étudiants à réfléchir à des comportements de consommation plus sobres. Mais tous affirment qu’une évolution en profondeur nécessite une action coordonnée à plusieurs niveaux.
Parmi les leviers identifiés :
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Le développement professionnel : les enseignants expriment le besoin de formations sur la durabilité, mais aussi d’espaces d’échange entre pairs, pour construire ensemble de nouvelles approches pédagogiques. Ils souhaitent pouvoir accéder facilement à des ressources pertinentes et adaptées à leur discipline.
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Le leadership institutionnel : une impulsion claire de la part de la direction de l’établissement, notamment des responsables de programmes ou des doyens, est jugée indispensable. Cela suppose une communication explicite sur les priorités pédagogiques, mais aussi une reconnaissance des efforts en matière d’intégration de la durabilité.
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La culture partagée : au-delà des discours, c’est un environnement qui valorise la durabilité dans toutes ses dimensions – enseignement, recherche, vie étudiante – qui permettra une mobilisation plus large. Cela passe aussi par une meilleure articulation entre les différentes disciplines.
Conclusion
Ce cas d’étude canadien illustre un paradoxe que bien des établissements doivent affronter : les enseignants sont de plus en plus sensibilisés aux enjeux environnementaux et sociaux, mais peinent à transformer leurs pratiques en l’absence d’un environnement favorable. La durabilité ne peut rester une option marginale ou un thème ponctuel dans les cursus de marketing – elle doit devenir une composante structurelle des apprentissages.
Pour les acteurs de l’éducation à la durabilité, cette étude invite à agir sur plusieurs fronts : outiller les enseignants, valoriser les pratiques existantes, créer des communautés d’apprentissage, et faire émerger une culture institutionnelle cohérente. Car si l’éducation a un rôle à jouer dans la transition, c’est à condition qu’elle se transforme elle-même.
Citation:
Nguyen, A. T., Berger, P., & Field, E. (2025). More green thoughts than actions: Insights from marketing instructors at a Canadian university. Cleaner and Responsible Consumption, 16, 100257. https://doi.org/10.1016/j.clrc.2025.100257
Lien vers l'étude:
https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2666784325000087