Réimaginer l'éducation à la paix : l'approche innovante de la pédagogie critique à l'Université de Lund
L'éducation à la paix est un domaine académique profondément ancré dans la volonté de transformation sociale. Cependant, au cours des dernières décennies, cette discipline, autrefois audacieuse et militante, s'est souvent éloignée de ses racines transformatrices pour promouvoir des idéaux de paix libéraux qui tendent à maintenir le statu quo. Dans un contexte où la paix est parfois perçue uniquement comme l'absence de conflit, des chercheurs et pédagogues cherchent à redonner à l'éducation à la paix sa vocation première : celle de construire une paix véritablement inclusive, enracinée dans la justice sociale, l’égalité et la reconnaissance des diversités culturelles. Cet article vulgarise les travaux de Christie Nicoson, Barbara Magalhães Teixeira et Alva Mårtensson de l'Université de Lund, en Suède, qui explorent une approche de la pédagogie critique dans leurs cours en études de paix et de conflits (EPC). Leur travail nous invite à repenser non seulement ce que signifie enseigner la paix, mais aussi comment cette éducation peut ouvrir un espace pour l'imagination et l'action.
Pédagogie critique : redonner aux étudiants le pouvoir d'apprendre
Au cœur de cette approche se trouve la pédagogie critique, inspirée par les théoriciens Paulo Freire et bell hooks. Ces penseurs ont introduit l’idée que l'éducation ne devrait pas être un simple transfert de connaissances d'un enseignant à un étudiant, mais un processus co-constructif, où le questionnement et la réflexion sont essentiels. Dans ce modèle, le savoir est co-créé à travers un dialogue ouvert, invitant les étudiants à devenir des acteurs actifs de leur propre apprentissage. Contrairement au modèle traditionnel souvent qualifié de "banque", où le professeur "dépose" un savoir dans l'esprit des étudiants, la pédagogie critique valorise un modèle participatif. L'enseignant n'est pas le seul détenteur du savoir, mais un facilitateur qui encourage les étudiants à construire leurs propres réponses.
Dans le cadre de leur cours en EPC, les professeurs à Lund ont instauré des pratiques pour encourager cet engagement : au lieu de commencer chaque cours avec des réponses, ils débutent souvent par poser des questions ouvertes, encourageant les étudiants à explorer les thèmes et à relier les sujets abordés à leur propre vie et à leur vision du monde. Ainsi, les étudiants sont invités à se demander : "Qu'est-ce que ce sujet signifie pour moi, pour ma société ?" et à utiliser cette question comme point de départ pour leurs propres apprentissages. Ce processus transforme la classe en un espace d'interrogation et de co-construction, où chaque voix compte et où les échanges prennent une dimension humaine et collective.
L'importance de l'inconfort dans l'apprentissage
L'un des concepts les plus puissants de cette approche est la pédagogie de l'inconfort. En éducation, il peut être tentant de créer des espaces sûrs où les étudiants se sentent toujours à l’aise. Pourtant, pour comprendre les racines profondes de la violence, de l'injustice et des conflits, il est souvent nécessaire de confronter des sujets délicats qui peuvent susciter des émotions inconfortables. La pédagogie critique valorise l'inconfort comme un moteur d’apprentissage. En suscitant des réflexions personnelles et en confrontant les étudiants à des perspectives différentes, elle les aide à interroger leurs propres croyances et à prendre conscience de leurs privilèges.
À Lund, les enseignants ont mis en place des discussions et des exercices pour encourager cet inconfort productif. Par exemple, ils invitent les étudiants à explorer les liens entre la violence structurelle (comme la pauvreté ou le racisme) et les conflits, non pas uniquement dans des contextes géopolitiques lointains, mais aussi dans leur propre société. Cette approche permet aux étudiants de se confronter aux injustices et aux dynamiques de pouvoir présentes dans leur environnement proche, en les questionnant à partir de leurs propres expériences et en les incitant à reconnaître leurs propres biais. De plus, les professeurs partagent parfois leurs propres incertitudes et leurs questionnements, créant ainsi une atmosphère où chacun se sent autorisé à explorer des questions sensibles et à exprimer des doutes.
La praxis : apprendre à transformer le monde
La praxis, un concept clé de Paulo Freire, se réfère à la relation indissociable entre réflexion et action. Apprendre pour apprendre n’a pas de sens si cela ne mène pas à une transformation concrète de la réalité. Dans le contexte de l'éducation à la paix, cela signifie que les étudiants doivent non seulement réfléchir à la paix et à la justice, mais aussi imaginer comment ils peuvent contribuer à leur réalisation dans leur vie et leur carrière futures. La praxis pousse les étudiants à voir l'apprentissage comme un outil pour agir sur le monde, en rendant leurs connaissances pertinentes et applicables.
Dans leur cours, les enseignants de Lund ont encouragé les étudiants à se projeter comme acteurs de la paix et de la justice sociale. Plutôt que de se limiter aux textes théoriques, ils ont organisé des ateliers pratiques où les étudiants pouvaient utiliser leur créativité pour imaginer des visions concrètes de la paix. Par exemple, dans une activité artistique, les étudiants ont été invités à représenter leur vision de la paix à travers des collages et des dessins, leur permettant de s'exprimer librement et de visualiser la paix non seulement comme une absence de guerre, mais comme un état de bien-être collectif et personnel. Cet exercice de création a renforcé chez eux le sentiment que la paix n'est pas une abstraction théorique, mais un objectif tangible et porteur d’espoir.
Les résultats et les défis d’une pédagogie critique en éducation à la paix
Les retours des étudiants sur cette approche ont été largement positifs, montrant que la pédagogie critique peut transformer le rapport des étudiants à l'apprentissage. Beaucoup ont exprimé leur satisfaction de pouvoir explorer des thèmes de manière approfondie et de sentir que leur point de vue était valorisé. Les discussions, souvent longues et passionnées, ont permis de créer une dynamique de classe où les idées étaient partagées et discutées sans jugement. Cependant, des défis subsistent. Certains étudiants ont exprimé le besoin d'une structure plus définie dans les évaluations et les activités, soulignant ainsi la difficulté de trouver un équilibre entre liberté d'expression et exigences académiques.
Cette pédagogie de l'autonomie et de la réflexion exige également des enseignants qu’ils soient à l'écoute des besoins des étudiants, qu'ils adaptent les cours en fonction des retours, et qu'ils encouragent une véritable co-construction des connaissances. À plusieurs reprises, les enseignants ont ajusté leurs plans de cours en fonction des retours des étudiants, montrant que la pédagogie critique n’est pas seulement un outil pour les étudiants, mais un engagement partagé par toute la communauté éducative.
Conclusion
L’expérience des enseignants de l’Université de Lund montre que la pédagogie critique peut être un vecteur puissant de transformation dans l’éducation à la paix. En donnant aux étudiants l'opportunité de remettre en question des savoirs établis, de se confronter à des perspectives nouvelles et parfois inconfortables, et d'envisager des actions concrètes, cette approche vise à former des acteurs de changement, capables de contribuer à une société plus juste et plus pacifique.
Cet exemple nous rappelle que l’éducation à la paix, loin de se limiter à l’étude des conflits et de leurs solutions, doit également nourrir l’imagination et favoriser l’engagement des individus pour un avenir plus solidaire. À l’heure où les défis mondiaux nécessitent une compréhension profonde et une action collective, la pédagogie critique peut jouer un rôle essentiel en cultivant des esprits critiques et des cœurs engagés. Pour les professionnels de l’éducation à la durabilité et à la paix, cette approche offre un cadre inspirant, à la fois humaniste et pragmatique, pour préparer les générations futures à bâtir un monde où la paix ne se réduit pas à l'absence de guerre, mais se manifeste dans chaque acte de justice et de respect de l’autre.
Citation
Christie Nicoson, Barbara Magalhães Teixeira, Alva Mårtensson, Re-Imagining Peace Education: Using Critical Pedagogy as a Transformative Tool, International Studies Perspectives, Volume 25, Issue 4, November 2024, Pages 448–468, https://doi.org/10.1093/isp/ekad023
Lien vers l'article
https://academic.oup.com/isp/article/25/4/448/7394701