Le changement climatique est une crise mondiale aux effets inégalement ressentis, particulièrement marqués dans le Sud global où les populations subissent souvent les conséquences les plus graves. En Inde, ce problème prend une dimension complexe, affectant différemment les communautés selon leur statut socio-économique et leur position géographique. C’est dans ce contexte que le programme Young Climate Authors (YCA), initié en 2023 à Chennai, a permis à des jeunes d’explorer ces enjeux à travers une éducation centrée sur la justice climatique. L'objectif était de transformer la compréhension du changement climatique chez ces jeunes, en mettant en lumière non seulement les aspects scientifiques, mais aussi les dimensions sociales, économiques et historiques.
Une prise de conscience nécessaire face aux lacunes éducatives actuelles
L’éducation climatique en Inde est actuellement fragmentée. Le changement climatique y est enseigné de manière dispersée, souvent limité à des notions scientifiques dans des matières comme la chimie ou la géographie. Ce modèle d’enseignement n’aborde ni les causes historiques ni les effets inégaux de la crise climatique, laissant les jeunes avec une connaissance partielle et décontextualisée. Les élèves associent souvent le changement climatique à des phénomènes mal compris, comme la pollution ou les émissions des véhicules, sans voir les liens plus profonds avec le système économique mondial ou les impacts particuliers sur les communautés marginalisées.
Les recherches sur les jeunes en Inde montrent que ces derniers éprouvent des émotions fortes face à ces enjeux, notamment l’anxiété, la tristesse et la colère. Cependant, l'éducation formelle actuelle ne leur offre que rarement des espaces pour exprimer et comprendre ces émotions, ce qui accentue leur sentiment d'impuissance. Face à cette situation, le programme YCA offre une nouvelle voie en intégrant pleinement la dimension émotionnelle et en ancrant l'éducation climatique dans la réalité locale.
Le programme Young Climate Authors : une éducation par l’action et l’immersion
L’initiative YCA a été conçue comme un programme éducatif en deux phases, destiné à un groupe d’élèves âgés de 10 à 15 ans issus de Chennai et d’écoles alternatives locales. La première phase, un camp d'été intensif de six semaines, était centrée sur la construction de la culture climatique des participants. Par le biais de sorties éducatives, d’ateliers de réflexion, et d’interactions avec des experts locaux, les élèves ont pu approcher les défis climatiques sous plusieurs angles.
Le programme incluait une variété de méthodes pédagogiques, telles que des interviews ethnographiques avec des membres de la communauté locale, des visites sur le terrain (comme des centres de récolte d'eau de pluie et des quartiers vulnérables aux inondations), ainsi que des ateliers de dessin et d’écriture axés sur la justice climatique. Ces rencontres ont permis aux jeunes participants de comprendre l’impact concret du changement climatique sur les pêcheurs, les vendeurs ambulants, et les petits commerçants de leur ville. Ils ont également appris à voir ces impacts à travers le prisme des inégalités sociales, en constatant que certains groupes – notamment les plus défavorisés – subissent de manière disproportionnée les conséquences des phénomènes climatiques extrêmes.
L’apprentissage de la justice climatique et l’évolution des connaissances
Au début du programme, les connaissances des élèves sur le changement climatique étaient limitées et souvent incorrectes. La plupart d’entre eux associaient le changement climatique à des variations météorologiques simples et pensaient que le dioxyde de carbone était le seul gaz à effet de serre. Peu d’entre eux étaient capables de relier le changement climatique à des mécanismes plus complexes, tels que les émissions industrielles, la déforestation ou l’agriculture intensive. Grâce aux apprentissages de la phase I, les participants ont développé une compréhension plus nuancée de ces processus, intégrant des gaz comme le méthane et l'oxyde nitreux dans leurs explications, et comprenant mieux comment la chaleur est piégée dans l’atmosphère.
En parallèle, les élèves ont acquis une perspective critique sur les causes historiques du changement climatique, comprenant que les forces de l’industrialisation, du colonialisme et du capitalisme ont joué un rôle clé dans l’aggravation des crises écologiques. Cet aspect de la pédagogie décoloniale a permis de mettre en avant la notion de justice climatique, qui reconnaît que les communautés les plus pauvres, qui ont contribué le moins aux émissions mondiales, sont souvent les plus affectées. En effet, à la fin de cette première phase, de nombreux élèves avaient compris que les solutions importées du Nord global ne sont pas toujours adaptées aux réalités locales en Inde.
La création de récits locaux : des livres pour sensibiliser à la justice climatique
La deuxième phase du programme YCA consistait en la création de livres illustrés sur le thème du changement climatique. Pendant cinq mois, les élèves ont participé à des sessions de création où ils ont élaboré leurs propres récits climatiques, souvent basés sur leurs observations et leurs émotions. Le choix de créer des livres n’était pas anodin : il s’agissait d’un moyen puissant de sensibiliser leur entourage et leur communauté tout en leur donnant une voix dans le débat climatique.
Ces histoires ont mis en avant des personnages variés – pêcheurs, travailleurs précaires, familles vulnérables – qui luttent contre les conséquences des inondations, de la sécheresse ou de la montée des températures à Chennai. Plusieurs récits dénoncent également les politiques urbaines qui aggravent la vulnérabilité des quartiers pauvres en raison de l’absence de mesures de résilience ou de planification. Les jeunes auteurs ont même choisi d’insérer des mots en tamoul et des noms de lieux locaux, un choix qui traduit leur volonté de décoloniser leur propre regard sur leur environnement en affirmant leur culture et leur langue.
Émotions et engagement : le rôle des sentiments dans l’action climatique
Un aspect central du programme YCA a été la valorisation des émotions des élèves dans leur apprentissage climatique. En effet, de nombreux jeunes ont exprimé leur colère et leur tristesse face aux injustices climatiques constatées autour d’eux. Loin de les ignorer, le programme a permis de transformer ces émotions en moteurs d'action. Par exemple, la rédaction de leurs histoires a été perçue comme un acte d’engagement concret, une manière pour eux de sensibiliser d’autres personnes à travers des récits impactants. Cette prise de conscience émotionnelle, que certains chercheurs qualifient de « proto-conscientisation », constitue une étape essentielle vers une compréhension plus profonde des enjeux écologiques.
La publication de leurs livres a renforcé ce sentiment d’agence et de responsabilité. En devenant auteurs, ces jeunes ont compris qu’ils pouvaient influencer le regard de leur communauté sur le changement climatique et ses injustices. L’acte de partager leur message a ainsi fait émerger un sentiment d’espoir et de fierté, les aidant à se projeter comme acteurs du changement, malgré les limites de leur âge.
Conclusion : vers une éducation climatique centrée sur la justice
Le programme YCA est un exemple inspirant de l’efficacité d’une éducation climatique centrée sur la justice, l’émotion et l’ancrage local. En permettant aux jeunes de Chennai de prendre conscience des effets inégaux du changement climatique sur leur communauté et de valoriser leurs émotions, cette initiative a suscité une transformation profonde chez les participants. Loin des approches classiques et décontextualisées, le programme leur a offert une perspective critique et un moyen concret d’action.
Ce modèle pourrait être adapté dans d’autres régions du Sud global, où les impacts climatiques sont ressentis différemment et où les solutions importées ne correspondent pas toujours aux réalités locales. Au-delà des connaissances scientifiques, une éducation intégrant les dimensions sociales et culturelles du changement climatique est essentielle pour former des citoyens engagés, capables de lutter pour un futur plus équitable. Les récits de ces jeunes auteurs montrent que l’éducation, lorsqu’elle est bien adaptée, peut être un vecteur puissant de justice et de résilience face aux crises climatiques.
Citation
Jamal, A., Jamal, A., Yusof, S. M., & Talib, C. A. (2024, October
30). Rain, Drought, Hunger, Pain Shift in Indian student ideas on
climate change during a climate-justice book-authoring program.