Une éducation en décalage avec les défis de notre époque
L’Anthropocène, un terme de plus en plus utilisé pour désigner l’époque géologique actuelle, est caractérisé par l’impact profond des activités humaines sur la planète. Ce terme symbolise également la rupture entre l’humanité et la nature. Historiquement, l’éducation dans les pays occidentaux, et exportée dans de nombreuses régions du monde, a été construite autour d’un modèle où l’humain se perçoit comme séparé et dominant par rapport à la nature. Ce modèle, que l’on pourrait qualifier d’« ontologie de la séparation », influence encore aujourd'hui une grande partie des enseignements dans les disciplines clés telles que l’économie, le droit ou encore les sciences naturelles.
Prenons l’exemple des manuels d’économie largement utilisés dans les universités. Ils décrivent la nature comme un ensemble de ressources exploitables, sans reconnaître ses limites écologiques. Les notions de "croissance" et de "développement" sont présentées comme des impératifs économiques, avec peu ou pas de réflexion sur les conséquences environnementales. De même, en droit, la nature est souvent perçue comme un objet de régulation, soumis aux lois humaines. La protection de l’environnement, dans ce cadre, est souvent justifiée uniquement par son utilité pour l’humanité, sans reconnaître les droits intrinsèques des écosystèmes.
Cette manière de penser, profondément ancrée dans l’Anthropocène, est incompatible avec les défis écologiques du XXIe siècle. La crise climatique, l’effondrement de la biodiversité et les inégalités sociales croissantes ne peuvent être résolus sans une transformation radicale de notre manière de comprendre et d’interagir avec le monde. C'est ici qu'intervient le concept d'une pédagogie écozoïque.
Le concept d'Écozoïque : vers une nouvelle ère éducative
Le terme "Écozoïque", introduit par l'éco-théologien Thomas Berry, désigne une ère future dans laquelle les relations entre les humains et la nature seront mutuellement bénéfiques. Contrairement à l'Anthropocène, où la nature est perçue comme un « autre » à dominer et à exploiter, l’Écozoïque envisage une société où l'humanité coexiste de manière harmonieuse avec tous les membres de la communauté de la vie. Dans cette vision, les systèmes éducatifs ont un rôle central à jouer pour préparer les générations futures à cette transition.
La pédagogie écozoïque, telle que décrite dans l’article académique de Vargas Roncancio et al., propose un renversement complet des paradigmes éducatifs actuels. Elle suggère de remplacer l'ontologie de la séparation par une ontologie de l'interconnexion. Au lieu de considérer les humains comme des entités séparées de la nature, l’éducation doit enseigner que nous faisons partie intégrante des écosystèmes et que notre bien-être dépend de celui des autres espèces et des systèmes naturels.
Cette approche implique également un changement épistémologique. L’épistémologie de la domination, qui privilégie la connaissance scientifique et rationnelle comme seule source de vérité, doit céder la place à une épistémologie de la relation. Cela signifie que les systèmes éducatifs doivent valoriser non seulement les connaissances scientifiques, mais aussi les savoirs traditionnels et indigènes, qui offrent souvent des perspectives plus nuancées et intégrées sur notre relation à la nature.
Enfin, la pédagogie écozoïque propose un nouveau cadre axiologique. L’axiologie du développement, qui place la croissance économique comme objectif ultime, doit être remplacée par une axiomatique du respect de la diversité des valeurs. Il s'agit de reconnaître que les valeurs humaines ne sont qu'une partie d'un ensemble plus large de valeurs, qui incluent celles des autres espèces et des systèmes écologiques.
Repenser les pratiques éducatives : une transformation des contenus et des méthodes
Pour mettre en œuvre cette transformation, il est nécessaire de repenser non seulement les contenus des cours, mais aussi les méthodes pédagogiques. Les manuels scolaires et universitaires actuels sont souvent ancrés dans des conceptions dépassées du monde. Une analyse des manuels d’économie, de droit et de sciences naturelles menée par les auteurs montre que ces textes perpétuent une vision du monde fragmentée et dualiste. Ils présentent des modèles économiques et juridiques déconnectés des réalités écologiques, tout en ignorant les interactions complexes entre les systèmes humains et naturels.
Les manuels d’économie, par exemple, présentent le marché comme un système autorégulateur, où les lois de l’offre et de la demande fonctionnent indépendamment des limites écologiques. Dans cette vision, la nature n’est considérée que comme une source de matières premières ou de services écosystémiques à monétiser. Les étudiants ne sont pas encouragés à réfléchir aux conséquences à long terme de la surexploitation des ressources, ni à imaginer des alternatives plus durables.
La pédagogie écozoïque propose de changer cette approche en intégrant des manuels et des ressources éducatives qui reflètent une compréhension plus globale et interconnectée du monde. Ces nouveaux manuels devraient enseigner non seulement les concepts économiques et juridiques traditionnels, mais aussi des notions de durabilité, de justice environnementale et de respect de la diversité des formes de vie. Ils devraient encourager les étudiants à réfléchir de manière critique aux impacts de leurs choix et à imaginer des solutions qui profitent à la fois aux humains et aux écosystèmes.
Une pédagogie transformatrice pour former des citoyens éco-responsables
Au-delà du contenu, la pédagogie écozoïque propose de repenser la manière dont l’apprentissage est structuré. Actuellement, l’éducation repose souvent sur un modèle de transmission unilatérale du savoir, où l’enseignant détient le savoir et le transmet aux étudiants. Ce modèle, parfois appelé "pédagogie bancaire", est inadapté à la complexité des enjeux actuels.
Dans une pédagogie écozoïque, l'apprentissage est un processus de co-construction du savoir, où étudiants et enseignants apprennent ensemble à partir de leurs expériences et de leurs interactions avec le monde naturel. Cette approche, inspirée des pédagogies critiques telles que celle de Paulo Freire, met l'accent sur la participation active des étudiants, leur capacité à remettre en question les structures de pouvoir et à devenir des agents de changement.
Un autre aspect important de cette pédagogie est l'intégration de l'éducation à la durabilité dans toutes les disciplines. Il ne s'agit pas simplement de créer des cours spécifiques sur l'environnement, mais d'intégrer les enjeux écologiques dans l'ensemble du curriculum. Par exemple, un cours d'économie pourrait inclure des discussions sur les limites planétaires et sur la manière dont les systèmes économiques peuvent être réorganisés pour respecter ces limites. Un cours de droit pourrait examiner les droits de la nature et explorer comment les systèmes juridiques peuvent évoluer pour mieux protéger les écosystèmes.
Conclusion : Éduquer pour un avenir écozoïque
Le défi de l’éducation au XXIe siècle est de préparer les jeunes générations à naviguer dans un monde où les crises écologiques et sociales sont de plus en plus interconnectées. La pédagogie écozoïque offre une voie pour répondre à ce défi en proposant une éducation qui reconnecte les humains à la nature, valorise la diversité des savoirs et des valeurs, et encourage une réflexion critique sur les structures sociales et économiques existantes.
Pour que cette transformation ait lieu, il est nécessaire que les universités, les décideurs politiques et les enseignants s’engagent activement à repenser les curricula, les méthodes pédagogiques et les objectifs de l’éducation. Il ne s’agit pas simplement d’ajouter des cours sur l’environnement, mais de réimaginer l’ensemble du système éducatif pour qu’il soit en phase avec les défis du XXIe siècle.
En enseignant aux étudiants à penser de manière écozoïque, nous pouvons les préparer à construire un avenir où l’humanité et la nature prospèrent ensemble. Cette transition ne sera pas facile, mais elle est essentielle pour assurer un avenir viable pour toutes les formes de vie sur Terre.
Citation
Vargas Roncancio, Ivan, Leah Temper, Joshua Sterlin, Nina L. Smolyar, Shaun Sellers, Maya Moore, Rigo Melgar-Melgar, Jolyon Larson, Catherine Horner, Jon D. Erickson, and et al. 2019. "From the Anthropocene to Mutual Thriving: An Agenda for Higher Education in the Ecozoic" Sustainability 11, no. 12: 3312. https://doi.org/10.3390/su11123312