Vingt ans de législation anti-changement climatique et anti-évolution : un bilan pour l'éducation aux USA
Depuis plus de vingt ans, les États-Unis ont été témoins d'une série d'initiatives législatives qui tentent de limiter l'enseignement de concepts scientifiques pourtant largement acceptés : l'évolution biologique et le changement climatique. Ces deux théories, qui bénéficient d'un consensus massif au sein de la communauté scientifique, font l'objet de polémiques dans le cadre de l'éducation K-12 (de la maternelle au lycée) dans plusieurs États américains. Jennifer A. da Rosa, dans son étude intitulée "Twenty Years of Anti-Climate Change and Anti-Evolution Education Legislation in the United States", propose une analyse détaillée de la manière dont ces mouvements, en fusionnant leurs efforts, ont introduit des centaines de propositions législatives visant à remettre en cause l'enseignement de ces concepts scientifiques essentiels.
Un contexte historique chargé : comprendre les racines de la controverse
L'opposition à l'enseignement de l'évolution n'est pas une nouveauté aux États-Unis. Dès le début du XXe siècle, des mouvements créationnistes ont cherché à bannir cette théorie des salles de classe, arguant que l'évolution contredisait les récits bibliques de la création. La fameuse affaire du procès Scopes en 1925, où un enseignant fut poursuivi pour avoir enseigné l'évolution dans une école du Tennessee, illustre bien l'intensité de ce débat. L'évolution est ainsi devenue le symbole des batailles culturelles autour de l'éducation scientifique.
Ce qui est plus récent, cependant, c'est l'apparition d'une opposition similaire à l'enseignement du changement climatique. À partir des années 1990, la montée du climato-scepticisme, en grande partie financée par des lobbies industriels, a conduit à l'introduction de mesures visant à minimiser, voire à nier, l'impact des activités humaines sur le réchauffement planétaire. Ce mouvement, selon da Rosa, a rapidement trouvé des alliés au sein des mouvements créationnistes, avec lesquels il partage une méfiance commune à l'égard de certaines conclusions scientifiques perçues comme contraires à des croyances religieuses ou des intérêts économiques.
Des tactiques législatives multiples et évolutives
Entre 2003 et 2023, pas moins de 273 propositions de lois, résolutions et amendements constitutionnels ont été déposés dans les législatures des États-Unis. Ces initiatives cherchent à influencer ce qui est enseigné dans les écoles publiques, en particulier concernant l'évolution et le changement climatique. Da Rosa identifie 11 tactiques distinctes employées par les législateurs pour atteindre ces objectifs. Parmi elles, certaines sont bien connues, comme l'introduction de la notion de "liberté académique", tandis que d'autres, plus récentes, incluent des efforts pour limiter l'endoctrinement ou encourager un "traitement équilibré" des théories controversées.
Les États du Sud et du Midwest des États-Unis, à forte composante religieuse, ont été les plus actifs dans ce domaine. La Louisiane, par exemple, a adopté en 2008 une loi permettant aux enseignants de discuter de "théories alternatives" sur l'origine de la vie et sur le changement climatique. Le Tennessee, quant à lui, a suivi avec une législation similaire en 2012, surnommée la Monkey Law, qui encourage les enseignants à discuter des faiblesses supposées de ces théories. Ces lois, tout en évitant explicitement de promouvoir une doctrine religieuse, visent à semer le doute sur les conclusions scientifiques largement acceptées.
L'un des points clés soulevés par l'étude est la manière dont ces initiatives législatives utilisent un langage subtil et parfois trompeur pour atteindre leurs objectifs. Des expressions telles que "promouvoir la pensée critique" ou "encourager le débat" sont souvent employées pour justifier l'introduction d'idées non-scientifiques dans les cours de sciences. Le problème, explique da Rosa, est que cette rhétorique masque une intention plus insidieuse : diluer l'enseignement scientifique en introduisant des théories qui ne sont pas fondées sur des preuves empiriques.
L'impact de ces législations sur l'éducation environnementale : une entrave à la transition écologique
L'un des domaines où l'impact de ces législations est particulièrement préoccupant concerne l'éducation à la durabilité et au changement climatique. Alors que le consensus scientifique sur la réalité du changement climatique s'est renforcé au cours des dernières décennies, des mouvements climato-sceptiques ont exploité les incertitudes et les désaccords perçus pour faire avancer leur agenda politique. L'étude de da Rosa montre que plusieurs États ont adopté des mesures législatives qui non seulement minimisent l'enseignement des causes anthropiques du changement climatique, mais réintroduisent également des idées fausses ou non fondées, comme l'idée que le réchauffement climatique serait un phénomène naturel et bénin.
Cette approche législative a un effet direct sur l'éducation environnementale dans les écoles américaines. En effet, les enseignants sont incités, voire contraints, à aborder les théories climatiques d'une manière "équilibrée", où le changement climatique serait présenté comme un débat ouvert plutôt que comme une réalité scientifique établie. Cela crée une confusion chez les élèves, qui peuvent avoir du mal à distinguer les faits scientifiques des opinions politiques ou idéologiques.
Pour les professionnels de l'éducation à la durabilité, cette situation est particulièrement alarmante. Les jeunes générations seront amenées à faire face à des défis environnementaux sans précédent, nécessitant une compréhension claire des processus scientifiques à l'œuvre. L'inclusion de notions erronées ou la sous-estimation de la gravité de la crise climatique dans les programmes scolaires compromettent leur capacité à prendre des décisions éclairées en matière de durabilité. Dans un monde où les transitions énergétiques et écologiques deviennent de plus en plus urgentes, une telle déformation de la réalité scientifique met non seulement en péril l'avenir des élèves, mais aussi la capacité des sociétés à relever les défis environnementaux globaux.
Les effets de ces législations ne se limitent pas seulement aux États où elles sont adoptées. L'étude souligne que la résonance de ces mouvements anti-climat dépasse les frontières des États. Les débats nationaux sur la science et la politique éducative influencent les discours publics et peuvent finir par affecter la manière dont l'éducation environnementale est perçue et mise en œuvre dans d'autres régions du monde. Des organisations internationales, telles que l'UNESCO, qui promeut l'éducation à la durabilité, s'inquiètent de ces tendances qui pourraient affaiblir les efforts mondiaux pour former une jeunesse capable de relever les défis climatiques.
La résistance des enseignants et des scientifiques : un combat pour la vérité
Face à cette montée des législations restrictives, de nombreux enseignants et chercheurs ont exprimé leur inquiétude et leur opposition. Des organisations comme le National Center for Science Education (NCSE) travaillent en étroite collaboration avec les éducateurs pour contrer les effets de ces lois et fournir des ressources pédagogiques fondées sur des données scientifiques solides. L'étude de da Rosa met en lumière des exemples d'enseignants qui, malgré les obstacles, parviennent à continuer d'enseigner le changement climatique et l'évolution de manière rigoureuse, tout en respectant les cadres légaux de leur État.
Les réseaux d'enseignants engagés dans l'éducation à la durabilité environnementale jouent un rôle déterminant dans la résistance à ces mouvements. Ils partagent des ressources, s'informent sur les nouvelles législations et trouvent des moyens créatifs de présenter les faits scientifiques sans s'exposer à des sanctions. En outre, des collaborations avec des scientifiques de renom permettent de renforcer l'intégrité des contenus enseignés et de garantir que les élèves aient accès aux informations les plus récentes et les plus fiables sur les questions environnementales.
Cependant, cette résistance est loin d'être facile. Les enseignants qui choisissent de défier les restrictions législatives prennent des risques professionnels. Dans certains cas, des enseignants ont été confrontés à des représailles, allant du licenciement à la marginalisation au sein de leur établissement scolaire. Cette atmosphère hostile rend encore plus difficile pour les enseignants de remplir leur mission éducative tout en restant fidèles aux faits scientifiques.
Stratégies pour défendre l'éducation scientifique et environnementale dans un contexte hostile
Dans ce contexte de politisation croissante de l'éducation scientifique, plusieurs stratégies émergent pour défendre et renforcer l'enseignement de la science, en particulier autour des questions de changement climatique et d'évolution. Ces stratégies s'appuient sur des alliances entre éducateurs, scientifiques, associations et décideurs politiques favorables à une éducation basée sur des faits.
Renforcement de la formation des enseignants
Un point clé pour faire face à cette vague législative est de s'assurer que les enseignants sont bien formés, à la fois en termes de contenu scientifique et de techniques pédagogiques adaptées pour aborder des sujets controversés. L'étude de da Rosa montre que certains enseignants évitent de parler de climat ou d'évolution par manque de confiance ou par peur des répercussions. Des formations continues et des programmes de développement professionnel, comme ceux proposés par des organisations scientifiques et éducatives, peuvent aider les enseignants à mieux comprendre ces sujets complexes et à développer des stratégies pour les enseigner avec assurance, même dans des environnements politiques tendus.Il est essentiel que les enseignants disposent d’outils pour répondre aux objections qu’ils pourraient rencontrer, que ce soit de la part des élèves, des parents ou des administrateurs. En leur fournissant des ressources pédagogiques solides et actualisées, les enseignants peuvent aborder ces sujets de manière rigoureuse et nuancée, tout en évitant les écueils qui pourraient susciter des controverses inutiles. Par exemple, intégrer des exercices de pensée critique et des débats argumentés autour des preuves scientifiques permet aux élèves de se confronter à des faits, tout en développant leurs compétences analytiques.
Appui des institutions éducatives et scientifiques
Les institutions académiques et scientifiques jouent un rôle majeur dans la défense de l’éducation scientifique. Le National Center for Science Education (NCSE) aux États-Unis est un exemple d’organisation qui œuvre activement pour contrer les législations restrictives. Le NCSE propose des ressources pédagogiques, des conseils juridiques et un soutien aux enseignants confrontés à des pressions. Il est nécessaire que des institutions similaires dans d’autres pays prennent exemple sur ces initiatives et apportent un soutien visible et concret aux éducateurs.Par ailleurs, les organismes tels que les Académies des sciences doivent renforcer leur engagement en matière de sensibilisation et de vulgarisation. En collaborant avec les systèmes éducatifs, ces institutions peuvent participer à l’élaboration de programmes scolaires solides, fondés sur des faits avérés et des méthodologies rigoureuses. Elles peuvent aussi mener des campagnes de sensibilisation auprès du grand public, afin de rappeler l’importance de l’éducation scientifique pour le développement d’une citoyenneté éclairée.
Mobilisation des communautés locales
Dans de nombreux cas, la résistance la plus efficace à ces législations vient de la base. Les parents, les élèves et les membres de la communauté qui comprennent l’importance d’une éducation scientifique de qualité peuvent jouer un rôle essentiel en plaidant pour des programmes scolaires qui respectent les faits scientifiques. La mobilisation locale a déjà prouvé son efficacité dans plusieurs États américains où des propositions législatives anti-science ont été rejetées grâce à une forte opposition citoyenne.Les communautés doivent être encouragées à participer activement aux conseils scolaires locaux, où beaucoup de décisions éducatives sont prises. En assistant aux réunions et en faisant entendre leurs voix, les membres de la communauté peuvent faire pression sur les responsables pour qu'ils adoptent des politiques éducatives qui reflètent les meilleures pratiques scientifiques. De plus, les campagnes sur les réseaux sociaux peuvent sensibiliser et mobiliser un public plus large, rendant plus difficile pour les législateurs de pousser des agendas anti-scientifiques dans l'ombre.
Encourager une éducation basée sur l'esprit critique
L'une des manières de contrer l'effet des législations restrictives est de promouvoir une éducation fondée sur l'esprit critique et l'analyse des preuves. Dans des environnements où des théories pseudoscientifiques sont parfois introduites sous prétexte d'équilibre, les enseignants peuvent réorienter ces discussions en mettant l’accent sur l’importance des preuves empiriques et de la méthode scientifique. L'idée n'est pas d'exclure les discussions controversées, mais de les utiliser comme des occasions d'enseigner aux élèves comment évaluer des sources d'information, distinguer les faits des opinions, et comprendre le processus scientifique.En encourageant les élèves à poser des questions et à rechercher des réponses basées sur des données concrètes, les enseignants peuvent transformer ces défis en opportunités d'apprentissage approfondi. Cela permet aux élèves de développer un esprit critique face aux arguments fallacieux, qu’ils soient d’ordre religieux, politique ou économique, et de comprendre pourquoi certaines théories sont soutenues par un consensus scientifique alors que d'autres ne le sont pas.
Conclusion
Le combat pour maintenir une éducation scientifique rigoureuse dans les écoles américaines est loin d'être terminé. Cependant, les efforts combinés des enseignants, des institutions académiques, des scientifiques et des communautés locales montrent que la résistance à ces législations est possible. Plus que jamais, il est essentiel de préserver l'intégrité de l'enseignement scientifique, non seulement pour garantir que les jeunes générations aient les compétences nécessaires pour affronter les défis de demain, mais aussi pour protéger les fondements mêmes de la démocratie, qui repose sur des citoyens éclairés, capables de distinguer les faits des opinions et d’agir en connaissance de cause.
Les professionnels de l'éducation, en particulier ceux impliqués dans l'éducation à la durabilité environnementale, ont un rôle central à jouer dans cette lutte. Leur capacité à sensibiliser les élèves aux enjeux environnementaux tout en naviguant dans un paysage législatif complexe est fondamental pour préparer les citoyens de demain à faire face aux réalités du changement climatique.
Citation
da Rosa, J.A. (2024), Twenty-Years of Anti-Climate Change and Anti-Evolution Education Legislation in the United States. Science Education. https://doi.org/10.1002/sce.21907
Lien vers l'article
https://onlinelibrary.wiley.com/action/showCitFormats?doi=10.1002%2Fsce.21907